Viviane revient avec le tome 4 de La Coureuse des grèves! La sortie est prévue le 21 mars 2024. Cette aventure m’a donné du fil à retordre, autant l’intrigue que le tourbillon d’émotions. Par contre, le résultat est à la hauteur de mes attentes et je suis très contente de le partager avec vous.
Plusieurs d’entre vous ont terminé la lecture du tome 3 avec une petite frustration à l’égard de Zacharie. Après la révélation de Viviane, il avait besoin de réfléchir. Dans cette nouvelle enquête, la police fait appel à Viviane pour interpréter la scène de crime. Zacharie lui-même est au nombre des suspects et Viviane est bien décidé à l’aider, coûte que coûte.
Le torrent captif était l’opportunité parfaite pour explorer la dimension autochtone des créatures surnaturelles, notamment grâce à l’implication d’une Shaman. Ceux et celles qui ont lu la nouvelle L’éveil reconnaîtront Lou Ann qui viendra prêter main forte à Viviane. L’invité du moment au manoir est aussi un personnage bien connu de l’univers Windigo, mais je n’en dis pas plus.
Je vous laisse sur un petit extrait, au moment où Viviane rejoint les enquêteurs de police sur la scène de crime. Bonne lecture!
À mon arrivée sur la scène de crime, Malaïka discutait avec un autre officier. Ma première interaction avec l’enquêtrice datait d’octobre dernier, alors que j’essayais d’élucider une série de sabotages sur des chantiers de construction. Je n’avais pas été en mesure de la charmer à ce moment-là, et son immunité à la magie s’était confirmée lors de sa visite au manoir, en février. À cette occasion, le sorcier Gamache, qui se faisait passer pour un mage sans défense, avait manipulé Fayette pour que ce dernier incite les policiers à partir. Ni la magie du petit Fae ni la mienne n’avaient eu d’effet sur Malaïka, ce qui m’avait obligée à jouer cartes sur table. L’enquêtrice avait par la suite procédé à l’arrestation du meurtrier de Jonathan Falardeau. Malheureusement, le coupable n’avait pas vécu assez longtemps pour faire face à un juge. Nous avions alors convenu de collaborer sur les questions surnaturelles dans l’espoir d’éviter d’autres morts inutiles.
L’interlocuteur de Malaïka se tourna de profil, et je reconnus l’enquêteur Boisvert que j’avais aussi croisé au cours de cette dernière enquête. Plus loin, un énorme autocar noir et blanc occupait le centre du stationnement du golf. On lisait son rôle en toutes lettres sur ses flancs : Poste de commandement – Sûreté du Québec. Des agents de police et des civils en veste de sécurité fluo circulaient autour d’une table pliante. Quelques regards curieux s’attardèrent sur le Combi tandis que je me garais dans un coin à l’écart.
Je résistai à l’envie d’enfoncer une casquette sur ma tête. Aucune chance que je passe inaperçue. Si Malaïka faisait appel à moi devant ses collègues, je pouvais supposer que le chat était sorti du sac quant à ma nature surnaturelle. Inutile de raser les murs.
Malaïka et son collègue observèrent mon approche en silence. La forte stature de l’enquêteur Boisvert faisait paraître sa collègue presque délicate, mais la jeune femme cachait un physique athlétique sous ses vêtements civils. Jumelés à ses cheveux retenus par un chignon sévère, la chemise blanche et le pantalon beige lui donnaient des airs de comptable, seulement démentis par l’insigne et l’arme de service à sa ceinture. Sur une autre personne, le choix de couleurs aurait semblé morne, mais dans son cas, il soulignait son teint marron clair. Les deux enquêteurs m’évaluèrent de la tête aux pieds tandis que je les rejoignais. Leurs expressions restèrent neutres, mais l’enquêtrice ne put réprimer un tic au coin de la bouche. Mon coton molletonné jaune serin affichait en grosses lettres stylisées « La vie est une soupe et je suis une fourchette ». Mon inconscient envoyait-il un message de syndrome de l’imposteur en les avertissant ainsi de ne pas fonder trop d’espoir sur ma contribution? Malaïka me tendit la main et je la serrai en retour.
– Viviane, me salua-t-elle. Tu te rappelles l’enquêteur Boisvert?
Il inclina la tête, le visage fermé. À en juger par son expression, ma présence ne faisait pas l’unanimité.
– Oui. Florence m’a demandé de vous transmettre ses salutations. Elle vous invite à repasser au manoir, si jamais vous voulez une pointe de tarte.
L’enquêteur sourcilla, surpris par cette offre, et je réprimai un sourire avant de reporter mon attention sur Malaïka.
– Avais-tu un endroit en particulier à me montrer, ou veux-tu une évaluation générale du secteur?
– C’est quelque chose que vous pouvez faire? s’enquit l’enquêteur Boisvert, l’air sceptique.
Mon premier réflexe aurait été de dissimuler ma nature et mes pouvoirs. Les événements de cet hiver m’avaient obligé à reconnaître que cette option n’était plus viable. Je m’efforçais de vivre en symbiose avec mes pouvoirs, et pour ce faire, je devais les inclure dans chaque facette de ma vie – du moins c’est que Marie-Josephte me répétait sans cesse. D’une profonde inspiration, je puisai en moi, vers cette zone que je travaillais encore à apprivoiser, même si l’obscurité n’y régnait plus, et je déployai mes sens vers l’enquêteur Boisvert. Rien d’offensif, seulement exploratoire. Au premier contact, j’eus la confirmation qu’il s’agissait d’un humain normal. Ce n’était pas l’information qui m’intéressait. Je dosai l’afflux de magie pour effleurer la surface de ses pensées, sans les influencer.
Marie-Josephte m’avait fait travailler cette aptitude au cours des derniers mois. J’étais parvenue au stade où ma cible ne se doutait pas de ma présence, et quelques secondes me suffisaient pour évaluer son état d’esprit. Chez l’enquêteur Boisvert, je décelais un mélange de scepticisme, de craintes et de fébrilité. Le combo n’augurait rien de bon pour moi. J’espérais quand même éliminer le premier élément, sans attiser le deuxième. Quant au troisième, difficile de trancher. Belmore avait parlé de changements, mais je n’étais pas prête à me dévoiler pour autant. Avant que mon silence ne soit mal interprété, je lui offris un sourire poli et lui brossai un portrait enrobé de demi-vérités :
– Les nymphes entretiennent une étroite relation avec la faune et la flore de leur habitat. Le contact vient facilement, un peu comme quelqu’un qui tend la main dehors pour confirmer s’il pleut ou non. L’eau possède une excellente mémoire, et il suffit de savoir s’y prendre pour décortiquer ce dont elle a été témoin.
Satisfait de mon explication, il hocha la tête. Malaïka m’étudiait, les yeux plissés. Je m’étais bien gardé de préciser si j’étais ou non une nymphe, je préférais les laisser tirer leurs propres conclusions. Vu la vivacité d’esprit de Malaïka, cette omission ne lui avait pas échappé. Plutôt que d’exiger des éclaircissements, elle m’invita à la suivre d’un geste de la main, à mon grand soulagement. Elle traversa le stationnement pour emprunter un chemin de gravier. J’accélérai au petit trot juste pour tenir la cadence. Lorsqu’elle s’en rendit compte, elle raccourcit sa foulée et ajusta son pas sur le mien.
– Nous avons reçu un appel tôt ce matin, expliqua-t-elle. Le propriétaire du terrain a aperçu une embarcation abandonnée sur la rive.
Malaïka bifurqua vers un sentier de terre battue, créé par le passage répété des promeneurs plutôt que par un aménagement intentionnel. Elle enjamba un canal où gargouillait un filet d’eau dissimulé par des herbes hautes. J’envoyais une pointe d’énergie en guise de salutation, et la présence de l’eau frétilla dans mon esprit, imprégnée de sa joie de me voir. L’envie de courir sur la grève me démangeait, mais ça devrait attendre. Malaïka me désigna un point vers la gauche.
– Nous sommes sur la propriété voisine du golf.
Elle traversa le sous-bois jusqu’à la berge de la rivière Chaudière. La ligne des arbres s’arrêtait à plusieurs mètres de l’eau, où les herbes cédaient la place à une mince bordure de cailloux. Face à nous, une petite île divisait le courant. Des affleurements rocheux crevaient la surface à quelques endroits. L’autre rive se dressait à quelques dizaines de mètres. Le vent agita la banderole jaune à côté de nous, que la police avait érigée pour instaurer un périmètre de sécurité. Malaïka salua les deux agents qui surveillaient les environs, puis elle souleva le ruban pour me faciliter le passage.
Au milieu de la zone, une chaloupe gisait en angle. À la poupe, les pales tordues du moteur laissaient présager du pire. Du sang séché maculait l’herbe, les roches et les planches de l’embarcation. La peinture verte s’écaillait par endroit, mais la corde attachée à l’avant paraissait neuve. Malaïka se rendit vers la proue et pointa l’intérieur de la chaloupe.
– Le laboratoire a confirmé qu’il s’agit de sang humain.
Mes sourcils grimpèrent tout en haut de mon front. Je ne savais plus combien de litres de sang pouvait contenir le corps humain, mais j’étais certaine que la quantité présente signifiait que la blessure avait été fatale. De profonds sillons marquaient l’intérieur du bateau, rappelant des griffes ou un outil à plusieurs dents, bien aiguisées. Un miroitement argenté attira mon attention, et je me penchai pour observer de plus près, en prenant soin à ce que mes vêtements ne touchent pas la chaloupe.
Des symboles en ornaient toute la surface, de l’avant vers l’arrière. Je reconnus certaines runes, plus courantes dans la culture populaire malgré leur origine ancienne, de même que la représentation d’animaux dont un sanglier. Je reculai pour avoir une meilleure vue d’ensemble. Les deux enquêteurs me surveillaient en silence, avec la même vigilance que Baka lorsque j’apprêtais du poisson. Je fis abstraction de leur présence et étudiai la berge. Le pouvoir dans ma poitrine gonfla pour attirer mon attention et – contrairement aux habitudes développées ces dernières années – je l’invitai à explorer les alentours. Ma magie s’étira et recouvrit toute la scène de crime. Je testai l’énergie environnante, à la recherche de la signature que j’associais avec le sorcier Gamache. C’était peut-être un excès de suspicion de ma part, mais son séjour au manoir cet hiver, juste sous mon nez, m’avait rendue méfiante. Ici, rien ne semblait indiquer que l’enchanteur ait été à proximité de la chaloupe.
Mes sens s’attardèrent sur des traces dans la terre meuble entre l’orée du bois et la berge. Des sabots? Le va-et-vient des policiers avait recouvert la majorité des empreintes, mais celles encore intactes m’apparaissaient étroites, et peut-être fendues? De mémoire, je devais écarter tous mes doigts pour obtenir la même circonférence que les traces de sabot de Zacharie. Ces empreintes-ci m’arrivaient à la deuxième jointure. Donc, il s’agissait d’un animal plus jeune ou plus petit.
Je fouillai le secteur, à la recherche d’un corps, d’une présence incongrue. Les plantes ondulèrent sous le vent pour saluer mon passage, et les arbres frémirent, mais aucun d’entre eux ne me signala quelque chose hors de l’ordinaire.
Puisque rien d’autre ne me sautait aux yeux, je tournai mon attention vers le manitou de la rivière. J’eus la même impression que lorsqu’on descend au sous-sol : aveuglée par la lumière du jour, je tâtonnai dans le noir. Je me heurtai à la présence du courant, mais aucune réponse ne venait, hormis l’écho de ma propre voix. Je plongeai vers le fond de la rivière jusqu’à trouver un mince filet sombre, raide comme une corde d’amarres prête à lâcher. Je l’approchai avec douceur et une sensation visqueuse recouvrit mes membres. Je tendis mes sens, mais le manitou se déroba à chacune de mes tentatives pour le toucher.
Frustrée, je rouvris les yeux. Le manitou aurait dû être ma piste la plus sûre, et son témoignage m’aurait permis d’établir la séquence des événements hors de tout doute. Sa résistance était-elle liée à la chaloupe ou les deux éléments n’avaient-ils aucun rapport? Un mouvement dans les fourrés attira mon attention. Le feuillage frissonna et je plissai les yeux : une petite tête ronde au pelage brun m’observait. Je souris en reconnaissant mon ami le pékan. Rien ne le distinguait de n’importe lequel de ses semblables, mais j’avais la certitude qu’il s’agissait du même animal dont je croisais la route depuis mon arrivée dans la région. Notre première rencontre avait eu lieu loin d’ici, mais je n’étais qu’à moitié surprise de le retrouver dans les parages – les mâles de l’espèce possédaient des territoires d’environ vingt kilomètres carrés et ils pouvaient parcourir plus d’une centaine de kilomètres au cours de la saison chaude.
Le crissement du gravier précéda l’arrivée de Malaïka dans mon champ de vision. Son collègue se tenait en retrait, les bras croisés.
– Alors?
– J’aimerais passer un coup de fil pour vérifier quelque chose, si ça ne t’embête pas. Je ne révélerai rien sur l’enquête, les rassurai-je.
Malaïka m’étudia quelques secondes avant d’acquiescer. Je sortis mon smartphone et composai le numéro de Marie-Josephte. Elle n’était peut-être pas ma source d’information la plus fiable, mais au moins son aide ne me rendrait pas redevable outre mesure. Les Faoladh, en la personne de Sorcha, auraient pu me répondre, mais je préférais faire appel aux loups en dernier recours. La voix de l’enchanteresse coupa court à mes réflexions :
– Si tu appelles pour annuler notre rendez-vous de demain, tu ferais mieux d’avoir une excuse solide, répondit-elle.
Le coin de mes lèvres se retroussa malgré les circonstances sinistres de mon appel. Elle prenait son rôle de mentor très au sérieux, ce dont je lui étais redevable, même s’il m’arrivait de regretter l’époque bénie de l’ignorance.
– Je n’oserais pas. Non, j’aurais besoin d’une information : peux-tu me dire s’il y a des druides dans la région?
– Mmm, quelques-uns, mais ils se font rares. Dans ton secteur, il n’y en a qu’un, et il est facile à trouver : Tristan O’Kelly, notaire de profession. Plutôt timide, mais honnête. Si tu as besoin de ses services, tu n’as qu’à lui dire que je te recommande.
J’eus un pincement au cœur à l’idée que ce serait impossible. Puisque j’avais promis d’être discrète, je me contentai d’un remerciement neutre et raccrochai. En périphérie de mon champ de vision, le pékan se faufila de roche en roche pour s’approcher de nous, à bonne distance des traces de sang. Je jugeai plus sage de le laisser faire que de signaler sa présence aux enquêteurs – et devoir expliquer comment je connaissais un animal sauvage. Je me tournai vers Malaïka.
– J’ignore s’il s’agit de la victime, mais je pense que la chaloupe appartient à un certain Tristan O’Kelly.
Les deux enquêteurs échangèrent un regard entendu.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça? me demanda Boisvert.
Je pointai les symboles.
– Les druides font partie de la communauté surnaturelle, et ils partagent beaucoup de points communs avec les Shamans : leur magie est liée à la nature et ils agissent en tant que dépositaires du savoir et de la sagesse parmi les leurs. Les druides descendent des Celtes, d’où l’utilisation des runes. Dans leur culture, le sanglier représente l’autorité spirituelle.
– Un gourou, conclut-il.
Je grimaçai à cette généralisation.
– Je n’irais pas dans cette direction. Selon ma source, Tristan O’Kelly serait aussi notaire. Rien d’étonnant. Philosophie, théologie, droit, histoire, les druides s’intéressent à bien des aspects de la vie en société. Ce ne sont pas forcément des officiants religieux.
À la moue de l’enquêteur, je devinais que mes explications ne l’avaient pas convaincu. Malaïka intervint.
– Dans tous les cas, je suis impressionnée par l’efficacité de ton réseau.
J’allais la mettre en garde de vérifier l’information avant d’agir, mais elle agita la main vers la chaloupe.
– On a trouvé les pièces d’identité de monsieur O’Kelly dans la boîte de matériel de pêche.
Je fronçai les sourcils, perplexe.
– Pourquoi m’avoir fait venir, alors?
– On espérait que tu pourrais nous dire quel genre de créature blesse ses victimes de la sorte. On sait que l’attaque a eu lieu en plein milieu de la nuit.
Je reportai mon attention sur la mare de sang au fond du bateau. Malaïka avait été affectée à la Côte-du-Sud en raison de ses déboires avec le nid des vampires de Montréal. Je me doutais donc qu’en présence d’éléments surnaturels, ses soupçons avaient immédiatement pris cette direction.
– Quoi que ce soit, ce n’était pas un suceur de sang, les informai-je.
– Trop de gâchis ? suggéra Malaïka.
J’acquiesçai. À ma connaissance, les vampires opéraient avec une attention maladive aux détails. Leur survie dépendait de leur anonymat, à la manière d’un loup dissimulé au milieu d’un troupeau de brebis : aussitôt la charade démasquée, leur garde-manger se dérobait. En Europe, les luttes de territoire entre nids avaient laissé des traces indélébiles dans les livres d’histoire, même si n’en subsistaient que les noms des laquais humains : Borgia, Tudor, Médicis. En Amérique, les maîtres vampires avaient pris soin de s’installer à distance respectueuse les uns des autres. Je réfléchis à voix haute :
– Entre les empreintes de sabot et les traces de griffe, la piste du métamorphe demeure la plus plausible, bien que ça n’identifie pas de suspect en particulier.
L’expression de l’enquêteur Boisvert devint tout à coup très neutre, Malaïka se mordit les joues et je haussai un sourcil interrogateur. Les policiers de la région avaient reçu une formation sur la communauté surnaturelle quelques semaines plus tôt. Le conférencier n’avait été nul autre que Baptiste Rodrigue, le Bonhomme Sept Heures en personne. Mon petit doigt me disait qu’il n’avait certainement pas pris la peine de les informer de son alias ni qu’avant l’arrivée du Windigo dans le portrait, il avait agi en tant que croque-mitaine officiel. Car pour obliger les monstres à garder le rang, il fallait plus que des promesses et des menaces.
– Votre formateur n’a pas mentionné l’existence des métamorphes lors de votre séance d’information?
L’enquêteur Boisvert jura tout bas. Je ne pus m’empêcher de sourire devant sa déconvenue, même si sa position n’avait rien d’enviable. Malaïka détourna la tête, de toute évidence pour contenir son amusement, et je devinai que le problème n’était pas vraiment l’information transmise par le formateur.
– Vous refusiez d’y croire, c’est ça?
Il me lança une œillade sévère et je levai les mains en guise de défense.
– Je ne vous le reproche pas. Il m’arrive de regretter la béatitude de l’ignorance.
Une sonnerie de téléphone coupa court à la discussion. Malaïka marmonna des excuses et s’éloigna pour répondre. Ses épaules se raidirent tandis qu’elle écoutait son interlocuteur. Elle me servit un regard insondable, puis elle attira l’attention de son collègue d’un signe du menton. Leur communication silencieuse devait contenir des éléments qui m’échappaient, car il m’offrit un sourire poli, me remercia de mon temps et me précisa qu’ils me contacteraient s’ils avaient d’autres questions. Il m’indiqua le chemin du retour en écartant la main. Tous les poils de mon corps se hérissèrent à ce congédiement cavalier. Je n’avais pas survécu un siècle et demi pour me laisser berner par ses bonnes manières : Malaïka venait de recevoir une information qu’ils ne souhaitaient pas me transmettre.
J’inspirai et lâchai prise sur ma frustration. Je ne voulais pas non plus provoquer une scène, car notre collaboration me semblait aussi fragile que primordiale. Mes yeux balayèrent la grève, à la recherche d’un élément auquel me raccrocher : une révélation, un indice, n’importe quoi. Le bout de la queue du pékan frétilla sous les branches et une idée germa dans mon esprit.
Avec un sourire pincé pour l’enquêteur Boisvert, je pris les devants. Je marchai à pas lent pour éviter de trahir mes réelles intentions. Je lançai mes sens vers le pékan et mon esprit toucha le sien aussitôt. Je tissai une mélodie à l’aide de ma magie, à mi-chemin entre la manipulation et le charme. Je murmurai et soufflai dans sa direction comme la brise du matin. Je l’enrobai d’une étreinte réconfortante, j’avais besoin de son aide – et de ses oreilles. Le pékan bondit dans son empressement d’acquiescer à ma demande. Je relâchai ma respiration avec discrétion, grisée par ce succès. Ma perception du monde se dédoubla, et soudain, je voyais, j’entendais et je sentais une myriade de détails. Le sol se trouvait à quelques centimètres de mon museau et l’herbe, odorante et fraîche, effleurait mon pelage. Je ralentis encore un peu le pas, faisant mine de choisir mon chemin avec soin. L’enquêteur Boisvert soupira derrière moi, sans qu’il intervienne pour autant.
Je dirigeai le pékan vers Malaïka. Il inclina la tête à son nom et je lui envoyai l’image de la femme à la peau ocre et aux cheveux sombres. Mon complice confirma sa compréhension en me fournissant une étiquette olfactive surprenante : un mélange à la fois floral et épicé. Il glissa entre les arbrisseaux et rampa jusqu’à l’endroit où se tenait Malaïka. L’ouïe fine du pékan capta sa voix sans difficulté. Je me concentrai encore un peu plus, car les paroles ne faisaient pas particulièrement de sens pour lui.
– Savez-vous sur quoi portait leur dispute? … Possible. Je suis prête à gager ma prochaine paye que Zacharie Morgan est un surnat’, vu son association avec Viviane Cormoran. … Non, il vaudrait mieux que ce soit moi qui l’interroge. Il me connait déjà ; il risque moins de se méfier. … Boisvert raccompagne madame Cormoran à son véhicule en ce moment même. Soit elle n’a pas connaissance de la possible implication de Morgan, soit elle n’a pas été honnête avec nous.
La consternation me balaya. Une porte invisible claqua dans mon esprit et mes sens bourdonnèrent de la perte soudaine de toute cette clarté, la connexion avec le pékan était rompue. Je clignai des yeux et me retrouvai aux abords du stationnement. Encore un peu sous le choc, je souhaitai à la fois bonne chance et bonne journée à l’enquêteur Boisvert avant de me rendre au Combi. Je ne sais par quel miracle je réussis à démarrer et prendre la route dans le calme le plus parfait. Ce ne fut qu’une fois sur l’autoroute que j’enfonçai la pédale d’accélérateur en direction de Saint-Henri.
Je ne resterais pas les bras croisés alors que la police soupçonnait Zacharie de meurtre ! Qu’il le veuille ou non.