Un extrait de Les flots ensorcelés

Vous avez été nombreux à sauter dans l’aventure aux côtés de Viviane Cormoran grâce au prélude Les eaux empoisonnées. Je suis tellement choyée de partager cette histoire avec vous! La plupart d’entre vous ont souligné la breveté du récit. Oui, je sais, c’était une mise en bouche tout ce qu’il y a de plus agace. Mais le jour J approche à grands pas : je vais enfin tenir ma promesse et vous livrer une histoire en bonne et due forme.

Ce premier tome plonge Viviane dans une enquête pour préserver la tranquilité du manoir. Ben quoi, vous ne pensiez quand même pas qu’elle allait mener ses projets à bien sans encombres? Ha! Un personnage bien connu de la série Windigo a décidé de venir mettre son nez dans les affaires de Viviane et de l’accuser de sabotage. Elle devra défendre sa réputation pour que la mission du manoir se poursuive, et que la recherche de ses semblables progresse.

Son chemin va croiser celui de Zacharie Morgan, ce fameux cheval-bâtisseur que je vous ai présenté le mois dernier. Si leurs objectifs s’entrecoupent, leur movitation et la finalité recherchée sont très différentes. La nécessité pousse à bien des compromis, mais à quel prix?

La sortie du tome 1 Les flots ensorclés est prévue le 22 février 2023. Pour vous faire patienter d’ici là, je vous offre un extrait. Bonne lecture!


À la limite de ma perception, l’eau frétilla, tel un chien avertit son maître d’une intrusion. Je fermai les yeux et dirigeai mon attention vers le chenal qui bordait l’entrée du terrain. C’était le premier chantier que j’avais lancé en emménageant au manoir : creuser un fossé en parallèle de la route, et faire passer l’allée sur un ponceau. À une extrémité, un puits connectait à une source d’eau à proximité, et à l’autre, un déversoir assurait une circulation continue dans la petite douve. 

Personne ne pouvait accéder au manoir sans que je le sache. 

Notre visiteur ne m’était pas familier, mais la puissance de sa magie déclencha des picotements sur ma nuque. L’eau frémit à son passage, ambivalente quant à sa présence. Je fronçai les sourcils, car j’avais passé plusieurs heures à l’infuser de mon désir de préserver la quiétude de la propriété. La mission du manoir Cormoran comportait deux facettes : l’hospitalité pour mes invités, et la dissuasion pour ceux qui voudraient troubler leur séjour. Si l’eau ne parvenait pas à déterminer les intentions du visiteur, la prudence restait ma meilleure arme. 

***

Je fermai ma veste après une inspiration fortifiante et repassai dehors. Ben s’affairait près des restes de la remise, à portée de voix si jamais j’avais besoin de renfort. Il se grattait la tête en cherchant de part et d’autre des débris. Je grimaçai au souvenir de son râteau. Heureusement, il y en avait d’autres dans la remise. 

Dans l’allée de gravier, une voiture blanche au long nez massif venait de se garer aux côtés de mon Combi Volkswagen bleu pastel. Je descendis les marches de la véranda pour aller à la rencontre de mon visiteur, un vieil homme au visage parcheminé. L’âge avait voûté ses épaules, mais sa carrure conservait une fermeté caractéristique des gens qui ont eu une vie bien active. Ses yeux bleus illuminaient ses traits et son sourire lui donnait le charme d’un grand-père attentionné. La tension s’intensifia dans mes épaules, car les apparences se révélaient souvent trompeuses, surtout à la lumière de l’hésitation de l’eau. En me voyant, il pinça le rebord de sa casquette de golfeur pour me saluer. 

– Bienvenue au manoir Cormoran, le saluai-je. Est-ce que je peux vous être utile? 

– Tu dois être Viviane, répondit-il. Je suis Baptiste Rodrigue. 

Je saisis la main qu’il tendait, prête à tout, sauf au contact chaud et légèrement rugueux des cales de sa paume. Une partie de mes inquiétudes s‘évapora. Il me relâcha et promena son regard sur le manoir avec sa véranda aux colonnades blanches, puis sur la cour arrière qui s’étendait jusqu’à la lisière des arbres entre lesquels on devinait les berges du fleuve Saint-Laurent. 

– Marie-Josephte m’a longuement parlé de son nouveau projet, mais elle a minimisé les compétences de la tenancière qu’elle a recrutée. 

Son regard pénétrant me cloua sur place et je ne pus que hausser les sourcils en réponse. Avant le mois de juin, je n’avais connu Marie-Josephte Corriveau que de nom. Celle qu’on appelait la Corriveau, la Mangeuse d’âmes, s’était révélée bien plus soucieuse de sa collectivité que je ne l’aurais cru possible. Le hasard avait voulu que nos chemins se croisent lors de la visite du manoir. Et si elle avait contrecarré mon projet d’acheter la propriété, elle m’avait offert une collaboration des plus intéressantes : le manoir lui appartiendrait, le plaçant sous sa protection, et j’y aurais pleine autorité, à condition d’en faire un havre pour les créatures surnaturelles.  

Son offre avait fait écho à mes propres projets, ceux de trouver un sanctuaire, m’accordant la sécurité de facto et me laissant une porte de sortie si les événements ne tournaient pas en ma faveur. J’avais accepté avec joie. 

Comme le commentaire de mon visiteur restait plutôt obscur, je misai sur l’évidence et écartai un bras en direction de la remise. 

– Le projet avance bien. C’est surtout grâce à mon jardinier si la propriété resplendit. 

S’il était bel et bien une créature surnaturelle comme je le soupçonnais, il aurait tôt fait de réaliser qu’il en allait de même pour mon jardinier. Monsieur Rodrigue rit tout bas.  

– Je vois. Bien sûr. 

La brise s’intensifia, apportant avec elle l’odeur du fleuve, un mélange d’iode et d’algues, un rappel que mon élément de prédilection se trouvait tout près, mais pas assez si les choses devaient mal tourner. Je frissonnai, mais ça n’avait rien à voir avec la température. Le soleil de l’après-midi brillait aussi fort qu’un jour d’été, comme promis par les prédictions météo qui avaient annoncé une journée anormalement chaude pour la saison. Je désignai la maison. 

– Est-ce que je peux vous offrir un café? 

– Si vous insistez; soyons civilisés.  

La réponse me fit un drôle d’effet, mais mon visiteur n’avait pas grand-chose de normal de toute façon. Je le précédai pour grimper les marches du perron et ouvris la porte-moustiquaire avant de pousser sur la lourde porte en bois. Le ressort se contenta de couiner, et je relâchai mon souffle avec soulagement. C’était l’un des phénomènes inexplicables : le manoir intervenait quand bon lui semblait, ayant déjà essayé d’estropier un visiteur indésirable. Je n’avais pas encore déterminé si un esprit l’habitait ou si le bâtiment avait développé sa propre conscience, semblable à un manitou. S’il ne réagissait pas d’emblée à mon visiteur, je le prendrais comme un signe favorable. 

La construction du manoir remontait au début des années 1900. L’intérieur était entièrement en planche en bois, avec un style rustique que j’avais modernisé à l’aide de meubles aux lignes simples et aux couleurs claires. Un large foyer séparait le rez-de-chaussée en deux aires distinctes, mais les pièces s’ouvraient les unes sur les autres pour créer un ensemble aéré et lumineux. 

Après avoir suspendu ma veste et celle de mon visiteur, je pris la direction de la cuisine et m’affairai à préparer le café ainsi qu’un plateau de biscuits Petit Beurre. Si j’avais été seule, j’aurais sorti la boîte d’Oreo, mais quelque chose chez mon visiteur me disait qu’il était plus traditionnel dans ses préférences.  

La pièce voisine accueillait une longue table de ferme où pouvait s’asseoir une dizaine d’invités, mais monsieur Rodrigue avait plutôt choisi de prendre place à la table plus modeste du coin petit-déjeuner. J’y apportai mon plateau et posai sa tasse devant lui. Il n’ajouta rien à son café, souffla sur la surface avant de prendre une gorgée. Il hocha la tête et sourit avec appréciation. 

– On dit qu’il n’y a que les psychopathes, ou les policiers, pour boire leur café noir, remarquai-je. 

– Ma pauvre enfant, on voit bien que tu ne m’as pas reconnu. 

Je sourcillai à son ton amusé qui contrastait avec la menace contenue dans son regard. La protection de la Corriveau m’assurait la quiétude, mais elle n’éliminait pas d’emblée les menaces. Les planchers frissonnèrent et la tuyauterie gronda. Un plic-ploc me parvint depuis l’évier, comme si le manoir réagissait à ma méfiance. Mes sens détectèrent un afflux d’eau dans les conduits. On aurait dit que le manoir préparait mes défenses. Intéressant. Je reportai mon attention sur mon visiteur. 

J’avais vécu les trente premières années de ma vie à quelques heures d’ici, mais j’avais passé les cent vingt années suivantes sur la route. Les moyens de communication avaient été bien moins efficaces à cette époque, mais les marins et les pêcheurs que j’avais côtoyés s’étaient révélé une excellente source d’information. Je me repassai son nom, mes doigts tambourinant sur le côté de ma tasse. On pouvait y lire « Va chier. Oups, j’veux dire : BON MATIN ». Le regard de monsieur Rodrigue s’y posa et le coin de ses lèvres s’étira en un sourire sardonique.  

Pour s’assurer que je sois à jour, Marie-Josephte avait dressé à mon intention un tableau des principaux acteurs de la scène politique surnaturelle de la région. Vu l’âge apparent de mon visiteur, les choix étaient restreints : il appartenait soit à la catégorie des monstres lacustres – ces derniers bénéficiaient d’une longévité quasi immortelle, mais prenaient plaisir à prendre l’apparence de vieillards fouineurs – soit j’avais affaire au fameux Bonhomme Sept Heures. 

Si les monstres lacustres furetaient partout, ils refusaient de prendre un parti, bien qu’il leur arrivât de lâcher certaines informations dans le seul but de causer un peu plus de chaos. Le Bonhomme Sept Heures quant à lui jouissait d’une réputation bien plus inquiétante. Dans sa « jeunesse », il avait exercé comme croque-mitaine, aussi bien pour les humains normaux que pour les surnaturels. Son pouvoir tournait autour de la guérison, l’expression Bone Setter ayant inspiré son surnom francophone, mais les exploits qui l’avaient rendu célèbre parlaient de traque, de capture et de torture. Le récent retour du Windigo sur la scène politique avait bousculé le statu quo, et le rôle de croque-mitaine avait changé de main. Je n’en restais pas moins circonspecte quant à la menace qu’il représentait. 

Et vu sa précédente mention de Marie-Josephte, les probabilités penchaient vers le Bonhomme Sept Heures plutôt qu’un des monstres lacustres. 

– J’ai passé l’âge de craindre les histoires de croque-mitaine, répondis-je pour tester les eaux. 

– Voilà qui n’est pas si sage. 

Il prit une gorgée de café sans expliquer le fond de sa pensée. Je haussai les épaules et optai pour la franchise. 

– Je me mêle de mes affaires et je m’attends à ce qu’on me rende la pareille. 

Sa tasse se figea à mi-chemin entre la table et sa bouche. Après quelques secondes, il la déposa avec soin et croisa les mains devant lui. 

– Ma visite d’aujourd’hui n’en est pas une de courtoisie. 

Surprise, surprise. Par réflexe, ma conscience prit contact avec l’eau à proximité. Un des avantages de l’âge avancé du manoir résidait dans son système de chauffage à l’eau chaude. Des radiateurs siégeaient sous chacune des fenêtres et des tuyaux couraient de long en large des pièces pour les ravitailler. En quelques secondes, je pouvais appeler à moi plusieurs litres à la rescousse. Prenant soin de garder ma respiration stable, je haussai un sourcil interrogateur : 

– Je suis tout ouïe. 

– J’ai investi des sommes importantes dans la construction d’une microbrasserie non loin. D’une part, je m’efforce de diversifier mon portefeuille en vue de ma retraite, d’autre part, c’est aussi une activité liée à certains membres de notre communauté. 

Je hochai la tête. Le projet ne me disait absolument rien, ce qui n’était pas surprenant en soi : depuis mon retour dans la région, tout mon temps avait été dédié au manoir. 

– Vois-tu, reprit-il, hier, je suis arrivé sur le chantier pour qu’on m’annonce que les fondations ont été inondées. 

– Vous m’en voyez désolée. 

Je n’y connaissais rien en construction, mais je savais pertinemment les dégâts qu’un tel coup d’eau pouvait infliger. Il inclina le menton en me considérant fixement. 

– Un ouvrier y a perdu la vie. Carl Béland, vingt-trois ans, un charpentier et un banal humain. Il avait un bel avenir devant lui. 

Un soupir de tristesse m’échappa. L’eau était aussi vivifiante que meurtrière. 

– Ne ressens-tu aucune culpabilité? insista-t-il. 

– Toute mort est déplorable, répondis-je, perplexe. 

Il écarta les mains avec une expression féroce. 

– Alors, explique-moi pourquoi tu as mis fin à ses jours, en plus d’avoir saboté mon projet. 

Ma mâchoire se décrocha à son accusation. Je me pointai du doigt, les yeux ronds d’incrédulité. 

– Vous pensez que c’est moi qui ai causé l’inondation? 

Il se pencha au-dessus de la table pour parler d’un ton dangereusement doux. 

– Les faits sont là : une océanide s’installe dans les environs, une créature qu’on ne trouve nulle part ailleurs au Québec. Elle s’approprie un bout de territoire et s’acoquine avec de puissants alliés en un rien de temps. Et voilà que mon investissement prend l’eau, sans parler de l’enquête de la Sûreté du Québec. Ils ont relâché la scène de crime, mais les questions continuent de s’empiler. 

Il croisa les bras sur sa poitrine, sa bouche pincée par la colère. Mes pensées tournaient à cent à l’heure en cherchant une explication qui lui conviendrait. Si je lui avouais la raison de ma présence dans la région, je craignais qu’il ne le retourne contre moi. Ce serait comme lui remettre l’arme avec laquelle m’achever : j’étais isolée de mes congénères et aux prises avec un pouvoir inconnu. Sans soutien, à l’exception de la Corriveau, et pas de taille à me défendre si nous en arrivions à la violence. D’autant que s’il comprenait l’ampleur de mon manque de contrôle sur les manifestations de ce pouvoir, il y verrait le prétexte parfait pour m’éliminer plutôt que de trouver le moyen de m’aider dans mes recherches. C’est ce que j’aurais fait à sa place. J’avalai avec difficulté, la gorge sèche. 

– Je ne connaissais même pas l’existence de ce chantier avant que vous m’en parliez, l’informai-je. 

Il secoua la tête. 

– C’est un peu faible comme défense, tu ne trouves pas? 

– J’ai accueilli un invité la nuit dernière. Je n’aurais pas pu me balader pour commettre le sabotage dont vous m’accusez. 

– Mm, un alibi? Cet invité peut-il attester de ta présence du coucher au lever du soleil? 

Mon souffle me quitta en un soupir défait. Mon invité était arrivé après minuit pour se retirer dans sa chambre presque immédiatement. Les yeux du Bonhomme Sept Heures pétillèrent à ma déconvenue. Mon visage se crispa alors que l’irritation prenait le dessus. Toute jeune, j’avais été la cible d’accusations infondées et j’avais été incapable de les réfuter. J’avais tout perdu en conséquence. Hors de question que je vive à nouveau cet enfer.  

– Je suis innocente jusqu’à preuve du contraire, répondis-je, citant le principe juridique du droit pénal en vigueur au Canada. 

Les doigts du Bonhomme Sept Heures tapotèrent le bord de sa tasse. 

– Les années où je battais la campagne pour terroriser les enfants et les surnaturels chahuteurs sont loin derrière moi. J’ai adapté une méthode bien plus efficace : les mots blessent aussi bien que les coups, et leur marque est indélébile. 

Le poil de mes bras se hérissa à ses paroles qui faisaient écho à mes souvenirs. La détermination me crispa les épaules et je haussai un sourcil provocateur. 

– Pensez-vous que je vais rester les bras croisés pendant que vous salissez mon nom? Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais vous ne l’obtiendrez pas de moi par la menace. 

Sans qu’il ne bouge, sa présence dans la pièce enfla. Le contour de sa silhouette se densifia alors que la luminosité ambiante disparaissait, siphonnée par la colère du Bonhomme Sept Heures. Sa voix rappelait le roulement du tonnerre lorsqu’il me répondit. 

– Tu as bien joué tes cartes en t’installant dans le secteur : tu as obtenu l’aval des Faoladh dès le départ. D’ailleurs, Greg n’a que de bons mots à ton sujet. Si le chef de la meute ne m’avait pas assuré du contraire, je t’aurais accusé d’avoir embrouillé l’esprit du loup-garou.  

J’inspirai avec difficulté, suffoquée par son obscur halo. Mes muscles tremblaient de l’effort requis pour rester droite. Le visage du Bonhomme Sept Heures se parait d’ombres lourdes de sinistres promesses; un peu comme dans un rêve, lorsqu’on se trouve face à un trou noir. Notre esprit sait qu’un seul coup d’œil dans cette obscurité suffirait à libérer nos pires cauchemars. 

– Si tu penses pouvoir agir impunément, je me ferai un plaisir de remettre les pendules à l’heure, gronda-t-il. La protection que t’a octroyée la Corriveau m’empêche de riposter, mais ça ne saurait durer. 

Comme si la mention de Marie-Josephte l’avait invoquée, l’eau s’agita autour du terrain et je la sentis traverser le ponceau. Les renforts étaient tout près. La sueur traçait des rigoles dans mon dos, mais j’exhortai mes muscles à bouger, à ignorer le prédateur qui n’attendait que le bon moment pour bondir. Feignant une nonchalance que j’étais loin de ressentir, je me levai et rinçai ma tasse dans l’évier avant de la déposer sur le séchoir. Tremblante, je m’appuyai contre le rebord de porcelaine et croisai les bras. 

– Je suis désolée que votre projet connaisse des difficultés, mais je n’y suis pour rien. J’ai clairement stipulé mes intentions aux Faoladh lors de mon arrivée sur le territoire : j’aspire au calme et à la tranquillité. Qu’on vienne me menacer de la sorte n’est pas l’idée que je me faisais de mon séjour. 

Le Bonhomme Sept Heures avait fait mention des loups-garous irlandais en premier et je ne pouvais qu’espérer qu’il reconnaissait leur autorité, ou au mieux qu’il entretenait de bonnes relations avec eux. Après tout, la Capitale-Nationale et une bonne partie de Chaudière-Appalaches tombaient sous leur protection.  

J’ignorais à quel point le Bonhomme Sept Heures avait l’ouïe fine, mais mes sens étaient si tendus que je sentis l’approche de Marie-Josephte, presque aussi bien que si je la voyais. La porte grinça et le battant claqua en se refermant.  

La lumière inonda la pièce. Mon visiteur avait repris l’apparence d’un vieil homme affable. Aucune trace du monstre ne subsistait. Sauf que je savais au plus profond de moi que je ne pourrais jamais relâcher ma garde en sa présence. 

– « Honey, I’m home », lança Marie-Josephte avant d’apparaître sur le seuil de la cuisine. 

Qui est le cheval bâtisseur?

Savez-vous ce qui est mieux que de parler d’une passion? D’en jumeler deux! Au menu : chevaux et folklore! La légende du cheval (noir) bâtisseur d’église est tellement populaire au Québec qu’il est difficile d’établir avec certitude son origine.

Ce conte est présent sur les deux rives du fleuve Saint-Laurent, notamment à Saint-Augustin-de-Desmaures, Saint-Michel-de-Bellechasse (tiens, tiens…), Saint-Laurent-de-l’Île-d’Orléans, Trois-Pistoles, L’Islet et d’autres encore. Elle rappelle un peu la légende celtique du kelpie, ce qui n’a rien de surprenant quand on sait qu’un demi-million d’immigrants irlandais se sont installés au Québec entre les années 1816 et 1860. 

Je ne me souviens pas de la première fois dont on m’a parlé de cette histoire. D’autre part, j’ai été fascinée par les chevaux dès que j’ai su faire la différence entre un chien, un cheval et une vache, alors ça n’a rien de surprenant.  

Au Québec, nous avons les chevaux Canadiens, une race développée au 17e siècle avec des animaux importés de France. Physionomie robuste, tempérament vif sans être nerveux; on l’appelle aussi le petit cheval de fer et la race est considérée comme patrimoine agricole du Québec. Et soyons francs, entre les rigueurs du climat et le travail sur la ferme, les chevaux Canadiens le méritent! 

Ce n’est donc pas surprenant que ces superbes bêtes aient inspiré les légendes : sur un chantier d’église, on accuse du retard, alors le prêtre passe un pacte avec le diable, ou alors c’est Notre-Dame qui lui apparait pour lui confier un cheval noir. En aucun cas, il ne doit être débridé, pas même pour boire de l’eau. On le dit rapide, infatigable et d’une force sans pareil. Il y a évidemment toujours un paroissien bien-pensant pour lui retirer son harnais, et le cheval se sauve à l’épouvante, parfois en sautant dans l’eau, laissant l’église inachevée. 

Vu mon faible pour les chevaux, il allait de soi que j’inclus cette légende dans La Proie du Windigo, et c’est ainsi que Karl et Ellie font appel à Belmore pour les transporter de Québec à Montréal. Malgré tout, le cheval-bâtisseur ne pouvait pas être à l’honneur vu la dynamique entre les personnages principaux et la direction que prenait l’intrigue.

Je savais par contre que si je devais un jour revisiter cet univers, alors la légende du cheval bâtisseur y aurait son moment de gloire. Comme j’avais déjà la Coureuse des grèves qui me trottait (littéralement) dans la tête, j’ai cherché le meilleur moyen de les combiner sur la page. 

Le défi n’a pas été très long à relever : l’une a les cheveux noirs, l’autre arbore une robe de jais; tous deux ont une affinité pour l’eau, et les deux sont présents dans la région de Chaudière-Appalaches. Il ne me restait plus qu’à leur trouver une raison de se rencontrer! 

Tout comme pour Viviane Cormoran, il me fallait un nom avec une certaine signification. J’y ai été pour un nom typiquement judéo-chrétien, soit Zacharie, car tout un pan de l’histoire du Québec est imprégné de l’influence de l’Église catholique, et d’autre part, mon esprit tordu trouve amusant de semer le doute quant à la nature « démoniaque » du personnage folklorique…

Enfin, pour son nom de famille, je me suis tournée vers les chevaux (quoi, on ne peut pas toujours baigner dans la controverse) avec Morgan. Le Morgan est une race de chevaux de selle américaine, dont certains pensent qu’elle partage des ancêtres communs avec le Canadien. En effet, plusieurs spécimens se ressemblent à s’y méprendre. 

Pour qu’il soit en mesure de suivre le rythme des aventures de Viviane, j’ai doté Zacharie d’une bonne dose d’assurance et d’audace. Il se fie à son instinct et il fonce, toujours prêt à défendre ceux qui lui sont chers. 

Viviane et Zacharie se rencontreront dans le tome 1 de La Coureuse des grèves. «Les flots ensorcelés» sera disponible le 23 février 2023.

Bilan – 3 ans

Il y a trois ans, je lançais le tome 1 de la série Dominix Kemp. Il y a deux ans, je sortais La Proie du Windigo. L’an dernier, vous découvriez l’univers de La Chronique des Joyaux. En écrivant ces mots, je planche sur une nouvelle saga – oui une quatrième série! – qui revisite l’univers du Windigo. Pas besoin de vous faire un dessin (de toute façon, je suis meilleure avec les mots!), je n’ai pas chômé. Et je n’ai pas l’intention de ralentir la cadence. 

Au cours de l’année 2022, la série La Chronique des Joyaux a été bouclée, dans un premier temps avec le tome 2 en mars puis la sortie du tome 3 en septembre. Une nouvelle gratuite a rejoint les rangs de la trilogie pour donner un peu plus de précisions sur l’Histoire (avec un grand H) des Terres du Nord. Cet univers m’est très précieux (sans mauvais jeu de mots, juré !!), car l’écriture du premier tome m’aura apporté de la légèreté en pleine pandémie. L’aurore carmin m’a permis d’exorciser les vestiges du confinement par le biais de Caysen (le pauvre…) et de son château tombé en dormance. Dariane et Brenlir m’ont donné la chance d’explorer une relation plus complexe et toutes ses ramifications, beaucoup de ces émotions trouvant écho en moi. 

Durant l’hiver 2022, le podcast Entreprenauteur a cessé de vivre. Isabelle et moi avons produit trois épisodes en début d’année, mais notre énergie et notre temps étaient limités, et nous avons décidé de prendre une pause – qui n’a jamais pris fin. J’avoue que ça me fait toujours un petit pincement au cœur lorsque j’y pense, mais mon horaire est déjà bien rempli et ce serait autodestructeur de vouloir tout faire. Ce n’est que partie remise! 

Cette année a aussi vu deux collaboratrices s’ajouter à mon entourage. D’une part, il y a mon éditrice free-lance Nathy d’Eurveilher. Elle me persécute sans merci… Ahem, non, je veux dire, elle met son œil de lynx aux services de mes écrits! Ha ha! C’est à la fois une joie et une souffrance de travailler avec une professionnelle « bienveillante, mais pas complaisante » comme elle le dit si bien. Ensuite, ma belle-sœur a effectué un changement de carrière en cours d’année et elle est devenue adjointe virtuelle (sa page Facebook est par ici pour les curieux). Elle a donc mis à profit son temps pour me délester d’une partie de ma charge de travail, ce dont je lui suis reconnaissante. 

L’an dernier, je confessais m’être aventurée du côté anglophone, ce que j’ai finalement laissé tomber au printemps après la sortie du tome 3 de Dominix Kemp en anglais. J’ai décidé de me concentrer sur mes nouveaux projets plutôt que de revisiter ceux déjà produits, une décision temporaire à la lumière de ma situation actuelle. Au même titre que le podcast, cette aventure bilingue demandait énormément de temps et d’énergie. En discutant avec une imminente référence en édition indépendante, j’en ai conclu que mes objectifs seraient plus faciles à atteindre si je me concentrais sur un seul projet. Et la vie m’a envoyé un signe incontestable pour appuyer cette révélation… 

Parce qu’en février, je publiais l’intégrale Windigo avec l’intention de me faire plaisir avec un gros bouquin à couverture rigide, question de garnir les étagères de ma bibliothèque. Il faut croire que l’idée ne plaisait pas qu’à moi. L’intégrale a connu une montée fulgurante dans les chartes pour atteindre le #60 du top 100 de la Boutique Kindle France. À ce jour, ce sont plus de 3 500 lecteurs qui ont sauté dans l’aventure! Outre les bénéfices monétaires, j’ai vécu une euphorie toute particulière de recevoir cette vague de retours positifs. Vous vous en doutez; le désir d’écrire dans cet univers est revenu à la charge, et j’ai cédé à la tentation avec plaisir. 

De son côté, l’intégrale de la série Dominix Kemp a aussi bien performé, un baume sur mon syndrome de l’imposteur qui a le don de se montrer le bout du nez aux moments les plus inopportuns. Gemellus reste mon premier roman abouti, avec toutes ses forces et ses défauts. Chaque fois qu’un lecteur y trouve son compte, je suis reconnaissante d’avoir la chance de partager mes écrits. 

La fin de l’année est sous le coup d’envoi de ma nouvelle saga La Coureuse des grèves. J’ai eu tant de plaisir à l’écrire que je ne doute pas un instant que vous en aurez autant à la lire! Je suis impatiente de voir ce que cette quatrième année me réserve et je tiens à vous remercier de tout cœur de votre soutien et de votre enthousiasme. 

Un énorme merci aux gens de mon entourage, qui tolèrent mes excentricités, qui me demandent comment avancent mes projets, qui me souhaitent de bonnes séances d’écriture. Merci aux lecteurs et aux lectrices dont les retours bâtissent les fondations sur lesquelles je pose les projets suivants. Merci!

Et en nerd assumée, voici l’année en chiffre : 

  • 1 nouvelle publiée dans un collectif d’autrices (encore cette année!) 
  • 1 nouvelle gratuite dans l’univers de La Chronique des Joyaux 
  • 1 nouvelle publiée dans la saga La Coureuse des grèves 
  • 1 roman publié en anglais   
  • 2 intégrales publiées pour les séries Dominix Kemp et Windigo 
  • 2 romans publiés en français pour un total de 9  
  • 7 articles de blog   
  • 125 minutes de podcast diffusées 
  • 222 abonnés Instagram, soit 77 nouveaux  
  • 320 abonnés Facebook, soit 83 nouveaux 
  • 323 abonnés à l’infolettre, soit 114 nouveaux
  • 970 pages publiées  
  • Près de 7 000 copies vendues en 2022, pour un total dépassant 12 000 !!! 
  • 137 000 mots écrits, révisés, corrigés et édités – le cap du demi-million a été franchi!

Un extrait du prélude de La Coureuse des grèves

Je suis ravie de vous présenter ce retour aux sources! Autant pour moi que pour mon personnage principal, Viviane Cormoran. Même si je lis plusieurs genres littéraires sans discrimination, j’ai une préférence marquée pour la fantasy urbaine. Certains personnages me trottaient dans la tête depuis des mois, alors quand la version intégrale de la série Windigo a rencontré un succès fulgurant, la décision coulait de source. J’allais revisiter cet univers!

Même s’il me reste encore beaucoup d’éléments à explorer du côté de Karl et Ellie, j’avais envie d’aborder de nouvelles légendes sous une perspective différente. Dans la série du Windigo, la Corriveau s’était positionnée comme une philanthrope, malgré son petit côté effrayant qui lui a valu le surnom de la Mangeuse d’âmes. J’ai eu envie d’explorer cet aspect et c’est ainsi que la Coureuse des grèves a fait irruption dans les projets de notre enchanteresse préférée.

Dans cette nouvellle saga, nous suivons Viviane Cormoran, une océanide curieuse et débrouillarde. Originaire du Québec, elle a passé les dernières années à vagabonder. Jusqu’à ce qu’un incident troublant l’oblige à se rendre à l’évidence : ses pouvoirs partent en vadrouille et elle doit retrouver les siens avant qu’il ne soit trop tard. Comme ses premières tentatives ont été infructueuses, elle décide de revenir dans sa région natale et créer les circonstances propices pour retrouver ses semblables. C’est ainsi qu’elle se retrouve à visiter une propriété à vendre à proximité du fleuve Saint-Laurent.

« Les eaux empoisonnées » est une nouvelle d’une soixantaine de pages qui se positionne comme un prélude à la série principale. Vous découvrirez comment elle a rencontré ses alliés et ses amis, et ce qui l’a poussée à accepter la proposition de la Corriveau.

Je vous laisse un petit extrait pour vous donner un avant-goût. Bonne lecture!


Trop absorbée par mes observations, je n’avais pas remarqué que la Corriveau et moi étions seules. Elle m’étudiait, les bras croisés. Je lançai un coup d’œil de chaque côté, pour vérifier que je ne bloquais pas sa vue sur un élément important.  

Non, pourtant. Je résistai à l’envie de me soustraire à son regard inquisiteur : certains prédateurs se délectaient de la fuite de leur proie. Je n’étais peut-être pas de taille, mais je n’allais certainement pas lui rendre la tâche plus facile. Je lui opposai un haussement de sourcil interrogateur. 

– Viviane Cormoran, dit-elle les yeux mi-clos. Est-ce ton véritable nom, ou alors un clin d’œil à tes cheveux? Noirs comme le plumage du cormoran. 

Je pinçai les lèvres d’agacement malgré moi. Mon apparence avait longtemps été une malédiction. Dès la première rencontre, les gens remarquaient toujours le contraste entre ma peau pâle et la teinte sombre de mes cheveux. Ajoutez à cela mes yeux verts comme la mousse, et j’étais difficile à oublier. Heureusement, les standards de beauté avaient beaucoup changé entre ma jeunesse et aujourd’hui, cent cinquante ans plus tard. La mode contemporaine permettait bien plus de latitudes pour passer inaperçue.  

D’autre part, mon interlocutrice n’avait rien à m’envier, avec sa haute stature et ses traits raffinés. Je mis les mains sur mes hanches, refusant de lui céder le terrain. 

– C’est un nom bien moins impressionnant que le tien, répliquai-je. 

Une lueur prédatrice passa dans son regard. Les poils se dressèrent tout le long de mon corps et une décharge d’adrénaline me traversa. Je crispai les mâchoires pour résister à l’envie de détaler. Avec une bonne inspiration, j’écartai les paumes en signe d’apaisement. 

– Si la propriété t’intéresse, je ne renchérirai pas. 

Elle plissa les lèvres, mais plutôt que de commenter ma réponse, elle posa une autre question :  

– Quel type de créature es-tu? 

Elle tendit les doigts vers moi, mais suspendit son geste avant de me toucher. 

– Je sens de l’eau? Une nymphe? 

Mon rythme cardiaque s’affola et je m’efforçai de rester immobile. En tant qu’enchanteresse, il allait de soi qu’elle perçoive ma magie innée. Rien d’anormal là. J’étais cependant tellement habituée à passer sous le radar, que mes instincts claironnaient comme la vigie d’un bateau marchand à la vue d’un navire pirate. Je lui offris un sourire crispé. 

– Une océanide, précisai-je. 

– Ah… d’où ton intérêt pour une propriété si près du fleuve, je suppose. 

Je haussai les épaules. La proximité avec un rivage représentait un attrait indéniable, puisque mes pouvoirs y seraient le plus efficaces, que ce soit pour me protéger, me défendre ou prospérer. À cette hauteur, le fleuve se composait d’eau douce, mais elle devenait salée à une quinzaine de kilomètres vers l’est, ce qui avait propulsé le manoir en tête de liste dans mes recherches. L’agente immobilière revint vers nous à ce moment et m’épargna de lui répondre.  

– J’ai trouvé la clé pour le sous-sol! En fait, il s’agit plutôt d’une cave, car l’aménagement est sommaire; plus qu’un vide sanitaire, mais pas assez grand pour y mettre autre chose que les appareils. Le chauffage est un peu vieillot… 

Elle était déjà repartie sur sa présentation et je la suivis d’une pièce à l’autre avec docilité. Le craquement des planches accompagnait les pas des deux autres femmes. La Corriveau arpentait les lieux pour se poster aux différentes fenêtres, sans jamais donner de réaction au discours incessant de l’agente. J’étais presque désolée pour cette dernière.  

Arrivée à l’arche qui menait à la cuisine, Nathalie trébucha. Ses bras battirent l’air et elle allait de toute évidence s’étaler de tout son long. La Corriveau la rattrapa de justesse et la remit sur pied. Nathalie souffla à quelques reprises, s’éventant le visage d’une main. Elle remercia sa salvatrice avec de grands yeux ronds. 

– Inutile de vous dire que le plancher est inégal, dit-elle sur un ton faussement badin. Des croix de Saint-André ont été ajoutées au sous-sol pour raffermir la structure, mais le temps a déjà fait son œuvre. 

Elle traversa la cuisine et poursuivit ses explications. La Corriveau me lança un regard, les sourcils froncés. Elle fit glisser ses doigts sur le bois de l’arche avant de secouer la tête. Avait-elle senti elle aussi l’étincelle d’énergie? Encore cette impression de décharge électrique. Comme si la maison essayait de s’en prendre à l’agente. Ce fut mon tour de secouer la tête. C’était tiré par les cheveux. 

Dans la cuisine, Nathalie avait ouvert le robinet à plein débit et nous vantait la rapidité d’action du chauffe-eau. Je la sentis avant même que la champlure crachote : une énorme bulle d’air remontait la conduite et s’apprêtait à asperger l’agente. Je bondis et mis une main sur la valve pour y envoyer ma magie. L’eau répondit à mon appel et la bulle d’air se dissipa avec une minuscule éclaboussure. Nathalie sourcilla avec perplexité à mon intervention et je lui offris un sourire candide. 

– Jolie robinetterie. 

Elle tripota son porte-document avec un hochement de tête hésitant. Son opinion de moi avait sûrement dégringolé, mais c’était le prix à payer pour une bonne action anonyme. Par-dessus son épaule, la Corriveau me fixait, les yeux plissés. Mon sourire se fana quelque peu et je m’éclaircis la gorge. 

– On parlait du sous-sol? 

L’agente s’égaya et nous invita à poursuivre la visite à l’étage du dessous. Les marches de l’escalier craquèrent à chaque pas de Nathalie alors que le passage de la Corriveau et le mien se firent en silence. Cette maison devenait de plus en plus intrigante.  

En bas, la finition était minimaliste et l’endroit servait principalement de débarras, comme le témoignaient les meubles entassés sous une couverture jaunie. Une porte menait vers la salle des machines avec la chaudière, un ensemble de laveuse-sécheuse et le chauffe-eau. Alors que Nathalie essayait de nous donner des informations sur chaque appareil, ceux-ci claquaient et vrombissaient, si bien qu’elle abandonna ses efforts et retourna dans la pièce voisine pour finir son énumération. 

Mon regard croisa celui de la Corriveau et j’y vis les mêmes interrogations que les miennes. La maison était sans conteste animée : non pas hantée, mais plutôt comme si elle possédait une volonté propre et qu’elle avait pris l’agente immobilière en grippe.  

Je suivis les deux femmes à l’étage du haut, mes pensées très loin des explications de l’agente. J’avais déjà vécu une expérience similaire, mais ça remontait à la période qui avait suivi mon départ de la région où j’avais grandi, entre L’Islet et Saint-Jean-Port-Joli, le long du fleuve Saint-Laurent. Des circonstances difficiles m’en avaient chassé et j’avais dérivé plusieurs jours pour être finalement recueillie par des Wolastoqiyik, « le peuple de la belle rivière », une nation autochtone dont le territoire bordait la rive sud du fleuve à la hauteur de ce qui est aujourd’hui Trois-Pistoles. 

Comme j’avais été mal à point à mon arrivée, leur guérisseuse avait passé de longues heures à mon chevet. Elle m’avait raconté l’histoire d’un wigwam1 qui avait pris vie à la suite de l’intervention de Glooscap. De prime abord, j’avais cru qu’il s’agissait d’un membre de la tribu, mais au fur et à mesure que ma compréhension de leur langue se raffinait, j’avais saisi qu’il était en fait un héros mythique, mais surtout un filou aux pouvoirs surnaturels. 

La maison longue avait eu la réputation de faire des caprices lorsque les membres de la famille ne répondaient pas à ses demandes : les feux de cuisson enfumaient toute l’habitation, ou bien le toit coulait juste au-dessus du lit du coupable.  

J’ignorais si Glooscap existait, et encore moins s’il pouvait vraiment accorder une conscience aux objets inanimés, mais je savais aussi que certains autochtones attribuaient une âme aux objets du quotidien, notamment à ceux qui jouaient un rôle important dans leur vie, comme la pipe ou les raquettes. Il n’était donc pas impossible que le manoir ait développé une volonté propre. 

Si c’était le cas, pourquoi s’acharnait-il à chasser l’agente immobilière?  

Une fois le tour de l’étage complété, Nathalie redescendit au rez-de-chaussée, l’écho de sa voix étouffé par la distance. La Corriveau me coupa le chemin. Malgré son sourire plaisant, je me figeai, sur le qui-vive, ma magie cherchant la source d’eau la plus proche. 

– Les océanides se font rares au Québec. Et pourtant. Avec le fleuve et le golfe du Saint-Laurent, ce n’est pas l’eau salée qui manque. Puis il y a ton nom. Viviane : c’est celui de la Dame du Lac. Sauf que ton accent est québécois pure laine; je doute que tu sois d’origine européenne. Et puis dans un lac, on retrouve de l’eau douce, mais ne nous enfargeons pas dans les détails. 

– Mesdames? nous parvint la voix de l’agente. Je vous laisse un peu de temps; venez me trouver dehors lorsque vous serez prête. 

La porte avant grinça sur ses gonds et le bois claqua pour signaler le départ de l’humaine. Mon regard revint sur la Corriveau. Un sourire carnassier étira le coin de ses lèvres. 

– Petite, ravissante, agile. Cheveux noirs et yeux verts. 

Mon mouvement de recul fut instinctif, alors que je m’apprêtais à encaisser une remarque venimeuse. Les femmes, qu’elles soient jolies ou laides, toléraient rarement la beauté naturelle d’une autre. Selon mon expérience, elles étaient plus promptes à la diffamer qu’à l’admirer. Aussi, fus-je surprise quand l’expression de l’enchanteresse s’éclaira. 

– La Coureuse des grèves. 

Je restai interdite. Ce nom n’avait pas été prononcé en ma présence depuis un demi-siècle. 

Qui est la Coureuse des grèves?

Si je vous dis « La Coureuse des grèves », que vous évoquent ces mots? Les grands espaces, l’air marin, le vent dans les cheveux, une femme éprise de liberté. Avouez que c’est romantique! 

La première fois que j’ai entendu ce nom, il y a plus de 15 ans de cela, j’étais de passage à Saint-Jean-Port-Joli et j’ai vu le petit restaurant dont le logo rappelle la chevelure d’une femme. J’ai fouillé un peu, mais la légende est plutôt brève : pendant une vingtaine d’années, la Coureuse des grèves pouvait être aperçue chaque matin, un panier à la main et ses robes dansant au gré du vent. Elle discute avec les marins et les pêcheurs, suscitant les commérages, et sûrement la jalousie des femmes au village. Sa disparition est subite et inexpliquée; on suppose qu’elle a pris le large avec un marin dont elle est tombée amoureuse. 

Malgré cette fascination, lorsque j’ai écrit la série Windigo, je n’ai jamais fait allusion à cette légende. Plus tard, j’ai eu envie de l’inclure dans une nouvelle : je l’imaginais rencontrer Bastien, le fils du chef de la meute de Faoladh. Mais ça n’allait pas. Même si Bastien était susceptible aux charmes de la Coureuse des grèves, elle refusait de s’établir en ville. (Oui, je sais, c’est un personnage fictif. Non, pas besoin de camisole de force ou de murs capitonnés. C’est la beauté du processus créatif : il n’a pas besoin de se plier à la logique!) J’ai donc mis cette idée de côté.  

Sauf que la belle dame refusait de retourner dans l’obscurité de mon imagination. Elle avait une histoire à raconter : ce qui la poussait à arpenter la grève, ce qu’il était advenu de ses proches, la raison de sa soudaine disparition. Toutes ces questions en suspens… 

Alors que je terminais l’écriture de La Chronique des Joyaux, l’image de la Coureuse des grèves s’est cristallisée dans mon esprit. En jonglant un peu avec les différents mythes, je suis rapidement arrivée à la conclusion qu’elle me rappelait une nymphe : une de ces divinités mineures de la mythologie grecque et romaine, associées aux différents aspects de la nature. 

J’ai d’abord penché vers les ondines, mais ça ne collait pas avec les faits. La légende de la Coureuse des grèves prend racine entre L’Islet et Saint-Jean-Port-Joli, et le fleuve est salé à cet endroit. Donc on oublie les créatures d’eau douce comme les naïades ou les ondines. Sauf que l’estuaire du Saint-Laurent, qui donne sur le golfe du Saint-Laurent (un golfe étant une mer en bordure d’un océan, merci Google) commence à la hauteur de Saint-Jean-Port-Joli. Ce qui ouvre la porte sur les néréides et les océanides. 

Pour ceux et celles qui ont lu la saga Windigo, vous êtes bien au fait des jeux de pouvoirs entre le Roi-Mage qui siège en Europe et les créatures surnaturelles en Amérique du Nord. Si la Coureuse des grèves descendait des colons, et non des Premiers Peuples, la logique voudrait que ses ancêtres aient traversé l’océan. Vous voyez où je veux en venir? Ses origines seront d’ailleurs abordées dans la saga, alors je vous laisse le plaisir de les découvrir avec elle au fil du récit. 

Enfin, il me fallait un nom. Je ne m’en cache pas; les légendes arthuriennes ont bercé mon adolescence. Ma chienne s’appelle d’ailleurs Nimue (prononcé ni-mu). Je sais maintenant qu’en français on devrait lire Nimuë (prononcé ni-mou-é), mais à l’époque j’avais uniquement lu le nom à l’écrit, et en anglais de surcroit, et ce n’est qu’en écoutant la série télé « Cursed » que j’ai réalisé mon erreur. Tant pis pour le chien, il est trop tard pour corriger le tir! En français, la Dame du Lac s’appelle plus communément Viviane. L’occasion était trop belle pour la manquer! 

J’ai aussi eu la chance d’observer un duo de cormorans à aigrettes lors d’une visite à la Base plein air de Saint-Foy cet été. Deux grands oiseaux au plumage noir, perchés sur un ponton, les ailes écartées pour les sécher au soleil. Noir comme les cheveux de la belle Viviane. Son nom de famille était trouvé! 

Comme j’ai l’intention de plonger Viviane Cormoran au cœur de l’action, je l’ai dotée d’une curiosité dévorante et d’une débrouillardise colorée. Dans un prochain article, je vous présenterai sa covedette, dont la légende est présente dans la même région. 

La première partie de cette saga sera disponible le 8 décembre 2022. 

Les Plumes vous offrent Les Orageuses

Il y a deux ans déjà, Lyly Ford recrutait une quinzaine d’autrices de fantasy pour lancer un groupe le temps du mois de l’imaginaire. Les Plumes de l’imaginaire sont nées! Nous avons eu un plaisir fou, assez que nous avons décidé d’un commun accord de poursuivre l’aventure.

Cet été, C.C. Mahon a suggéré de mettre sur pied un recueil pour souligner l’anniversaire du groupe. Dix d’entre nous ont relevé le défi, car nous sommes toujours aussi passionnées qu’au premier jour. Nos horaires sont chargés, nos journées sont bien remplies. Il n’empêche que nous avons choisi de mettre la main à la pâte (ou le crayon au papier?) pour le plus grand bonheur de nos lectrices et de nos lecteurs!

Pour ma part, je planchais déjà sur une nouvelle dans l’univers du Windigo, alors ça tombait sous le sens de rester dans les parages. J’ai finalement décidé de revisiter un personnage que j’affectionne beaucoup : Sorcha Murphy, Sentinelle de la meute des Faoladh et précieuse alliée d’Ellie dans la trilogie originale.

Pour obtenir la recette parfaite, j’ai ajouté une valeur sûre : le Bonhomme Sept Heures. J’ai fouillé dans les archives et j’en ai sorti un trio de corneilles trouble-fêtes. Dans le folklore québécois, j’ai repêché la Dame aux glaïeuls, sombre revenante qui étrangle ses victimes par nuit de nouvelle lune. Enfin, du côté des légendes autochtones, j’ai recruté les foudroyants Kaqtukaq, des esprits de la tempête Mi’kmaq.

L’orage gronde! Découvrez un extrait de ma nouvelle « Froudre mystique« , disponible le 31 octobre 2022 dans le recueil Les Orageuses.


Mon souffle se condensa en buée tandis que je balayais la rue du regard. Ma patrouille était peut-être terminée, mais comme Sentinelle, je devais être alerte en tout temps. Mon frère avait payé de sa vie pour m’apprendre cette leçon. 

J’empruntai la rue qui me ramènerait à la limite ouest du quartier, près de la route de Fossembault. À cette heure, la circulation était éparse et le passage des voitures ne produisait qu’un discret grondement au loin.  

Aussi, je le remarquai aussitôt lorsqu’une voiture ralentit pour tourner. J’accélérai le pas pour atteindre l’intersection et arrivai en même temps qu’une Chevrolet Impala blanche des années 2010. Le modèle s’identifiait aisément, pas que je m’y connaissais, mais il avait été utilisé par la police locale aussi bien que nationale pendant plusieurs années. La voiture ralentit et s’arrêta à ma hauteur. Je sourcillai en reconnaissant le conducteur. La vitre s’abaissa et le vieil homme se pencha vers moi avec un sourire. 

— Mademoiselle Murphy, vous êtes resplendissante, comme toujours. 

— Monsieur Rodrigue, le saluai-je. Que nous vaut le plaisir de votre visite? 

Son sourire s’agrandit et des plis se creusèrent dans ses joues, signes d’une longue vie bien remplie. On aurait dit un gentil grand-père, mais la vérité n’aurait pas pu être plus différente. Le Bonhomme Sept Heures avait beau être un allié de la meute, il n’en restait pas moins une créature surnaturelle puissante. Le folklore le dépeignait comme un être maléfique et sinistre, un vagabond offrant ses services de ramancheur que les parents utilisaient pour menacer les enfants indisciplinés. Il replaçait les os, d’où la racine de son nom en anglais bone setter, et en échange, il se nourrissait de la douleur de ses patients. 

Jusqu’à l’an dernier, son rôle dans la communauté surnaturelle avait eu le même effet que sur les enfants : sa seule mention suffisait pour obliger les véritables monstres à bien se tenir.  

Comme aucune rencontre des Clans n’était prévue à court terme, la raison de sa visite pouvait aller de la simple courtoisie à l’annonce d’une catastrophe imminente. J’avais suffisamment confiance en sa loyauté à la meute, ainsi qu’en mes aptitudes au combat, pour m’approcher du véhicule. Il jeta un regard à la ronde avant de se pencher vers moi. 

— J’avoue que j’avais espoir de tomber sur une des Sentinelles plutôt que sur Christian lui-même, répondit-il. 

Je sourcillai à cet aveu, car s’il ne voulait pas parler au chef de la meute, il sous-entendait qu’il voulait notre aide, mais pas de manière officielle. 

— Je ne vous croyais pas si vieux que vous ayez besoin d’aide pour enterrer vos propres cadavres. 

Ses épaules tressautèrent à son rire silencieux. 

— Non, aucun décès cette fois. Du moins, pas pour l’instant. 

Son expression redevint sérieuse et il me tendit un bout de papier. Une adresse y figurait, celle d’un endroit de l’autre côté de la ville de Québec, à l’est, un peu avant le comté de Charlevoix. Je relevai la tête avec un regard perplexe. 

— Une créature se promène à Château-Richer et elle a causé du grabuge. J’ignore de quoi ou de qui il s’agit, mais c’est peut-être un Fae, voire un sauvageon. 

Je tapotai la note avec une grimace. Si un Fae s’amusait à semer la zizanie sur notre territoire, avec ou sans l’approbation de la reine Mab, la situation dégénérerait inévitablement en scandale politique. 

— Qu’est-ce qui vous fait penser à un Fae? demandai-je. 

— Une croix de chemin a été « vandalisée ». Plusieurs arbres aux alentours ont été foudroyés, trop pour que ce soit une coïncidence. L’autre possibilité, c’est que ce soit un démon en vadrouille, mais j’ai passé un appel à Ulfric et il m’assure que tout est sous contrôle de son côté. 

Je plissai les lèvres en considérant la fiabilité du chef des démons. Ces derniers étaient presque aussi retors que les vampires. Sauf que le Bonhomme Sept Heures avait une alliance de longue date avec eux et j’étais encline à le croire sur parole. 

— Et l’oiseau-tonnerre? 

— Aux dernières nouvelles, Sahale est en Colombie-Britannique pour arbitrer une dispute de territoire entre sasquatchs1

— Ça aurait été trop simple, raillai-je. Selon vous, la créature est-elle hostile? 

Ses doigts tambourinèrent sur le cadre de sa portière. 

— Difficile à dire. C’est suffisant pour attirer l’attention des résidents, et éventuellement celle des autorités. Mieux vaut intervenir tout de suite. 

J’acquiesçai et me redressai. 

— Je vous tiendrai au courant de mes découvertes. 

— J’ai toute confiance en votre discrétion, mademoiselle Murphy. 

Je haussai un sourcil sarcastique. S’il croyait que je ne mettrais pas Christian au courant de l’affaire, il se mettait le doigt dans l’œil. Son sourire se fit carnassier, mais il ne répondit pas, se contentant de remonter sa fenêtre. Je reculai d’un pas pour le laisser manœuvrer tandis qu’il faisait demi-tour pour reprendre la route principale. 

Comme protecteurs de la région, les Faoladh étaient souvent sollicités pour ce genre de mission. J’avais moi-même plus d’une fois enquêté sur ce genre de situation. J’irais jeter un coup d’œil, le plus tôt sera le mieux, mais l’idée d’y aller seule me semblait imprudente. J’agitai la note par-dessus mon épaule. 

— Ton avis? 

Des branches craquèrent lorsque Bryan sortit de sa cachette. Il inclina la tête pour étudier l’adresse. Son odeur naturelle de sauge, énergisante et pure, emplit mes narines, dissipant certaines de mes craintes quant à l’éventuelle menace présentée par une créature capable de manipuler la foudre. 

— Il reste environ trois heures de clarté, et le souper sera prêt à notre retour. 

— Qui a dit que je t’invitais? 

Une lueur amusée traversa son regard. 

— Tu peux demander à Rian de t’accompagner, mais tu sais que je suis le meilleur pisteur. 

Même si mon orgueil prenait un coup chaque fois, je devais admettre que Bryan avait le meilleur nez de la meute, et un sens inné de la traque. Avec un peu de chance, le mystérieux Fae nous donnerait assez de fil à retordre pour que j’oublie mes problèmes quelques heures. 

— Bien, mais on prend ma voiture. 

Bryan fronça le nez avant de hausser les épaules. Avec un sourire triomphant, je courus vers ma maison pour changer de tenue.  

Un extrait du livre Le zénith nacré

Le voici, le voilà! Mon petit dernier est prêt à prendre son envol. *.*

C’est drôle, parce qu’en ce moment cette phrase est à double sens, avec mon plus jeune qui entre à la maternelle alors que je me prépare à publier mon 9e livre. Je vois vos yeux s’arrondir derrière vos écrans. Oui, 9! Cet exploit est en partie grâce à vous, chers lecteurs, chères lectrices, car vos retours ont nourri la passion d’écrire qui m’anime. Je ne vous remercierai jamais assez de votre confiance et de votre enthousiasme.

Je ne mentirai pas : l’écriture de ce troisième tome a été sportive. D’une part, j’avais hâte d’écrire ce tome, car Dariane me trottait dans la tête depuis Le crépuscule violet, mais aussi parce que d’autres projets se bousculent dans ma tête. Donc j’avais hâte de l’écrire, mais aussi hâte d’avoir fini de l’écrire! Oh le paradoxe… Car ce projet a pris plus de temps que prévu à écrire, et il a dépassé mes attentes en terme de longueur : il y avait beaucoup de personnages à qui rendre justice, notamment ceux des deux premiers tomes, en plus de la relation complexe entre la précieuse et son maître d’armes.

Comme vous l’avez peut-être remarqué dans les deux premiers tomes, Dariane est – comment dire – exigente envers elle-même aussi bien que les autres. Et elle ne m’a pas épargné! Pour ceux qui me connaissent un tant soit peu, vous savez à quel point j’affectionne mon planning. J’ai dû bousculer et repousser certains délais. Alors bon, il n’y a pas mort d’homme, si ce n’est mon côté discipliné qui en a bavé. Mais j’aime Dariane de tout mon coeur et elle méritait que je lui rende justice.

Voici pour votre plus grand plaisir, et pour vous faire patienter jusqu’au 22 septembre, un extrait du roman Le zénith nacré.


Brenlir
La salle était bondée à mon arrivée. Nous en aurions pour des heures à traiter toutes ces requêtes. Je m’efforçai de sourire tandis que je saluais d’un signe de tête les visages familiers. Dame Morwen et Dariane discutaient sur le dais, leurs voix trop basses pour que je distingue les paroles.

Les deux femmes n’auraient pas pu être plus différentes. La seigneuresse possédait une chevelure épaisse et d’un roux semblable aux flammes, un contraste intéressant avec la pâleur de sa peau. La précieuse quant à elle arborait de longs cheveux lisses dont la couleur rappelait le bois brûlé ; le brun dominait au travers de mèches allant du doré au noir. Ses yeux étaient d’un bleu aussi éclatant que certains bijoux turquoise de dame Morwen. Je m’approchai des deux femmes et les saluai d’une rapide courbette. Le visage de la seigneuresse se fendit d’un sourire et elle posa une main sur mon bras.

– Je suis contente que tu aies pu te libérer.

Elle inclina subtilement la tête pour indiquer le côté de la salle où le sénéchal Gaur se tenait les bras croisés.

– Bien sûr, répondis-je. Le nombre de pétitions semble élevé, même pour un début de festival.

Le pincement de lèvres de Dariane me fit hausser un sourcil. Elle se reprit aussi vite et m’offrit une expression sereine. Un doute s’insinua en moi. Savait-elle quelque chose qui nous échappait? J’avais beau tourner la question sous tous les angles, j’étais incapable de trouver une cause pour cette soudaine affluence. L’intendant Banut s’avança au milieu de la salle avant que je puisse l’interroger. Il martela le sol de son sceptre cérémoniel pour intimer le silence. Dame Morwen gagna son siège et je fis de même.

À gauche du dais, le maître archiviste chuchotait à l’oreille d’une apprentie. Je fouillai ma mémoire pour me rappeler le nom de la jeune femme. Elle était arrivée quelques semaines plus tôt sous la recommandation du seigneur du château Violet. Sanika. Elle relâcha son souffle et se frictionna les paumes avant de s’atteler à transcrire les échanges du jour. Ce petit geste était le seul signe trahissant sa nervosité, car sa main était sûre tandis que la plume courait sur le parchemin. Tant mieux pour elle; elle irait loin avec un tel aplomb.

Le premier demandeur s’avança et expliqua le terrible glissement de terrain qui avait emporté une partie de sa ferme. Dame Morwen eut tôt fait de dispenser une somme pour le dédommager et je promis d’envoyer une escouade de simarg pour évaluer les besoins des autres hameaux aux alentours. La pétition suivante concernait une querelle entre marchands du port à la suite d’un accident naval, et dame Morwen dut trancher pour offrir une solution équitable.

À la demande suivante, le sénéchal Gaur s’avança, le pli de sa bouche témoignant de son mépris. Dès qu’il eut la parole, il se lança dans une énumération de reproches et d’affronts, menant vers la conclusion logique que nous lui devions une nouvelle tour de guet. Je me levai de ma chaise avec une expression sévère : son mouvement de recul fut instinctif. Je ne prenais aucun plaisir à intimider les gens, mais les petits tyrans ne comprenaient rien d’autre que la force ou la menace. Je mettais un point d’honneur à agir avec dignité, car c’est ce qu’on attendait d’un bon maître d’armes, mais pas au point de négliger les atouts que la nature m’avait fournis.

– La dernière attaque sur le cadran Est remonte à plusieurs années, contrai-je. Une tour a d’ailleurs été installée près de Morrenlast. Les rapports de nos troupes ne sont qu’une formalité puisqu’il ne s’y passe jamais rien. À l’opposé, Bulenport rapporte des incidents de plus en plus fréquents. La sécurité de nos gens est notre priorité et c’est ce qui dicte la répartition de nos ressources. En tant que sénéchal du quatrième bourg en importance, je suis sûr que vous comprenez.

Les mâchoires du sénéchal Gaur se crispèrent au rappel de son rang. Je penchai la tête avec un regard inquisiteur pour l’inciter à réagir, mais il se contenta de hocher la tête avant de s’éloigner. Les yeux de la scribe croisèrent les miens et j’y vis une lueur amusée avant qu’elle ne reporte son attention sur sa transcription.

Je repris ma place et ne manquai pas de remarquer les poings serrés de Dariane. Un observateur peu habitué ne l’aurait pas relevé, car elle exerçait une discipline de fer sur ses propres réactions, mais ses traits étaient tirés et son teint moins éclatant. Je repassai les derniers échanges dans l’espoir de trouver un lien entre son trouble et les requêtes, mais rien ne me sautait aux yeux.

Tandis que les pétitions poursuivaient leur cours, je dressai le bilan de leur nature. La malchance semblait affliger bon nombre de nos citoyens. À première vue, aucune cause commune ne pouvait être attribuée à cette variété de problèmes, mais quelque chose clochait. Quelque chose d’assez sérieux pour affecter la précieuse.

L’intendant annonça une pause, et je rejoignis dame Morwen ainsi que Dariane dans le petit salon attenant. La seigneuresse soupira et s’étendit sur une méridienne.

– C’est sans fin. Je sais que je me répète, mais j’ai l’impression que chaque année, la liste de demandeurs s’allonge.

Dariane s’éloigna pour regarder par une fenêtre plutôt que de lui répondre. Les rayons du soleil caressaient son visage et mes yeux suivirent la courbe délicate de son cou. Je pouvais m’imaginer écarter le tissu de sa robe pour explorer le contour de son épaule. L’idée du contact satiné de sa peau était suffisante pour qu’un chatouillement envahisse mes doigts.

Sauf qu’elle n’accueillerait jamais ce contact avec autre chose qu’un refus glacial. Un mélange de regret et de résignation tourbillonna dans ma poitrine. Je repoussai mon attraction pour me concentrer sur ce que je pouvais faire pour elle. Pour nous tous. Je m’éclaircis la gorge, disciplinant mon attention sur les audiences du jour et leurs causes probables.

– Peut-être que certaines racines du joyau se sont mises à diverger. Ça pourrait expliquer une hausse des problèmes recensés par les bourgs les plus éloignés.

Dariane pivota aussitôt vers moi avec un regard courroucé.

– Bien sûr que non. Tu devrais le savoir : les racines ont encore étendu leur portée cette année.

Je retins une grimace d’excuse à son accusation. J’aurais effectivement dû le savoir, et c’était une des choses que j’avais la ferme intention de rectifier. Si la magie refusait de coopérer pour me permettre de jouer pleinement mon rôle de maître d’armes, j’allais trouver un autre moyen, ne serait-ce que par mon acharnement à résoudre les problèmes un par un. Dame Morwen se redressa sur un coude, le regard fixé sur la précieuse avec un froncement de sourcils.

– En sommes-nous certains?

La précieuse se tourna vers elle, incrédule qu’elle fasse écho à mes paroles.

– Une poignée de pétitions ne suffisent pas à affecter le joyau, répondit-elle avec fermeté.

– De toute évidence, dit la seigneuresse en agitant une main désinvolte. Il n’empêche que nous devrions revoir la répartition des bourgs et leur développement. Je pense que nous n’avons pas été assez stratégiques, et nous en subissons aujourd’hui les conséquences.

Dariane acquiesça avec une légère génuflexion.

– Comme il plaira à ma dame.

Le coin des yeux de dame Morwen se plissa devant la formalité de cette réponse. Je pouvais compatir, car cette froideur m’avait transpercé le cœur plus d’une fois, surtout au cours des dernières années. Avec les enfants et les simargs, elle faisait preuve d’une douceur qui disparaissait lorsqu’elle interagissait avec le reste de son entourage.

Une série de petits coups à la porte m’empêcha de tester son stoïcisme pour creuser ce qu’il cachait. La tête de l’intendant Banut apparut dans l’ouverture, son teint crayeux. Ses yeux écarquillés laissaient présager le pire.

– Mesdames, messire, une délégation vient tout juste d’arriver.

Un soupir échappa à dame Morwen et elle se remit sur pieds.

– Faut-il les faire patienter ou a-t-on déjà passé toutes les demandes importantes?

Le regard de Banut glissa vers Dariane puis revint vers la seigneuresse.

– Je ne crois pas qu’on puisse les faire attendre.

Je retins mon propre soupir à l’idée que les procédures du jour s’éternisaient. J’avais promis à mes enfants de jeter un coup d’œil à leur plus récent projet : leur instituteur s’était lancé dans l’enseignement du travail du bois. Jana avait décidé de façonner un bâton de marche (que je soupçonnais d’être en réalité un bâton de combat) tandis que Vyn avait mis la main sur les plans de fabrication d’une flûte. Mon cœur se serra à l’idée de leur déception, car mes obligations me retenaient souvent loin d’eux. Avec un peu de chance, j’aurais le temps de passer les voir avant le repas du soir.

Le bruit des conversations dans la salle d’audience nous parvenait par la porte entrouverte et les courants d’agitation me firent porter la main au pommeau de mon épée par réflexe. Fidèle à son habitude, la chaleur de l’éclat du joyau imprégna mes doigts. C’était le seul moment où j’arrivais à interagir avec ce dernier : grâce à un contact direct. Je poussai ma conscience dans l’énergie chatoyante pour percevoir les nouveaux venus. Mes sourcils se haussèrent de surprise. La journée allait prendre une tournure bien différente.

– Allons-y.

Banut recula pour nous laisser franchir la porte et je passai le premier. L’exclamation étouffée de dame Morwen témoigna de sa consternation : elle savait que cette brèche protocolaire signifiait un danger potentiel. L’énergie du joyau tourbillonna entre nous comme l’inquiétude de Dariane se mêlait à celle de la seigneuresse.

Arrivé sur le dais, je pus étudier les membres de la délégation en question. Les trois premiers individus avaient le teint basané des gens du Sud, et leurs vêtements bigarrés les identifiaient comme des caravaniers. Deux d’entre eux portaient l’épée tandis que le troisième arborait une cithare passée en bandoulière. Son visage m’était familier et un souvenir me revint; le ménestrel avait séjourné au château, mais son départ datait d’avant mon entrée en fonction en tant que maître d’armes. Vu notre différence d’âge, nous n’avions pas fréquenté les mêmes cercles, d’autant que ma carrière militaire avait accaparé tout mon temps, mais il avait été fort apprécié par les habitants du château à l’époque où sa musique animait les soirées.

Les trois autres individus présentaient de loin le tableau le plus intéressant. Leur chevelure était aussi noire que la nuit et leurs yeux partageaient la même teinte ambrée que le miel.

Des Sylphes.

Mon regard parcourait encore leur groupe lorsque j’entendis Dariane ravaler son air. Un coup d’oeil me suffit pour confirmer qu’elle était livide. L’émotion subjacente était toutefois plus près de la détresse que de la colère. Mes doigts se crispèrent pour résister à l’envie de la rassurer. Dame Morwen prit conscience du problème au même moment et elle passa son bras dans celui de la précieuse, feignant de se raccrocher alors qu’elle offrait plutôt du soutien à cette dernière. Je relâchai mon souffle, soulagé de savoir Dariane épaulée. Devant nous, les expressions des Sylphes s’assombrirent, mais ils ne modifièrent pas leur posture pour autant.

L’intendant claqua le sol de son bâton pour faire taire les murmures qui couraient autour de la salle. Les deux hommes armés d’épée eurent un mouvement de recul, sans toutefois toucher à leurs armes. La situation était alarmante, mais pas encore catastrophique. Une fois le silence revenu, Banut prit la parole.

– Le château Nacré accueille pour la première fois en… 260 ans… une délégation sylphe. Je vous présente la consule Syviis, accompagnée de ses conseillers Rowara et Somir. Ils sont en compagnie des, euh, caravaniers Jabal et Rauk ainsi que de Luan le ménestrel.

Derrière moi, Dariane inspira de façon audible. Je n’osais pas me tourner pour observer sa réaction, car la consule s’avança, bras tendus. Dans ses mains reposait un large morceau de tissu blanc replié plusieurs fois pour former un épais triangle.

– Je vous offre cette étoffe vierge en signe de notre bonne volonté. Puissiez-vous lui donner la teinte de vos désirs.

Je retins le sourire qui voulait étirer mes lèvres. C’était bien joué de la part des Sylphes. Luan ou un des caravaniers devait les avoir informés de la symbolique de ce geste. Il fallait remonter à un événement historique où des pilleurs du Sud avaient causé énormément de ravage sur nos côtes. Pour cesser le cercle vicieux des représailles, un de nos défunts seigneurs avait utilisé cette offrande de paix. Il aurait été mal venu de notre part de les rabrouer devant une telle initiative.

Dame Morwen descendit les marches du dais pour rejoindre la consule. J’avançai un pied, les genoux légèrement fléchis, prêt à intervenir si la situation devait tourner au vinaigre. Elle inclina la tête avec déférence et accepta l’étoffe.

– Je suis honorée par votre visite, mais j’avoue que vos motifs me laissent perplexe. Après la signature de la reddition, votre peuple a concédé qu’il ne se mêlerait plus jamais des affaires des Hommes de sang.

Le ménestrel s’avança et exécuta une courbette digne des courtisans les plus expérimentés. Son regard pétillait tandis qu’il nous étudiait à tour de rôle.

– Mesdames, messire, si vous me permettez, je voudrais vous présenter mes compagnons en bonne et due forme.

Ses mains virevoltèrent tandis qu’il reculait pour désigner la consule. Ses gestes étaient habiles et gracieux. Cette agilité devant se traduire au combat, car je n’avais pas manqué de remarquer le couteau qui pendait à sa ceinture. Trop long pour faire à manger, trop court pour attirer l’attention des gardes. Je rectifierais cette erreur auprès des soldats à la prochaine rotation. Le ménestrel posa une main sur son cœur et se lança :

– Devant vous se tient l’héritière d’une nation de cendre, celle dont le nom est passé de Rancœur à Compassion. Ma belle dame a regardé son peuple toucher le fond de l’abîme et elle a passé chaque jour à gravir la pente qui la mènerait vers l’éclat du soleil.

La belle dame en question lança un regard d’avertissement au ménestrel, mais ce dernier n’en fit pas de cas. Il se tourna vers nous, les bras écartés.

– Un jour, elle a entendu un appel. C’était une perche tendue par de lointains compatriotes; des exilés, des mal-aimés. Elle a risqué sa sécurité pour s’enquérir de leur demande. Se faisant, elle a découvert un scénario bien plus sinistre; celui d’un équipage en mal de survivre. Non seulement elle a accordé sa sagesse à ses frères et sœurs de chair, mais elle est venue en aide à un précieux.

Des exclamations surprises traversent la salle, les spectateurs sous le charme de son envolée lyrique. Les plis au coin de la bouche de la Sylphe laissaient toutefois penser que le ménestrel embellissait une partie de l’histoire. Dariane était immobile, semblable aux statues de jardin. Luan pivota sur lui-même pour s’adresser à la foule.

– Un précieux cher au cœur de notre douce Dariane.

Je pinçai les lèvres à la certitude qu’il était délirant. Personne n’aurait utilisé ce mot pour décrire la précieuse. Elle était magnifique, mais comme l’est un paysage montagneux à l’horizon : grandiose, mais distant. Le ménestrel reprit, les mains en coupe autour d’une offrande imaginaire.

– Les Sylphes qui se tiennent devant vous aujourd’hui ont participé à la bataille pour délivrer le château Carmin.

Des négations s’élevèrent de la foule, mais il semblait s’y attendre, car il pointa les gens assemblés du doigt.

– Trop occupés à veiller sur vos terres, vous avez perdu de vue la tragédie qui se déroulait « au bout du chemin ». Car la comptine le présente si bien; le château Carmin est isolé de ses pairs. D’immondes créatures ont profité de cet éloignement et ont semé le chaos et la destruction sur ses terres.

– En voilà assez!
La voix de Dariane fit sursauter toute la salle. Les regards se posèrent sur elle et le rouge lui monta aux joues. Elle qui était toujours en contrôle, voilà qui tranchait. J’avançai vers elle, prêt à intervenir. Même si la délégation n’avait rien fait, mon inconfort allait grandissant devant le trouble de Dariane. J’aurais voulu lui épargner la tourmente causée par cette rencontre difficile, bien que mon rôle fût de défendre le château et non le cœur de sa précieuse. Mon mouvement dut la rappeler à l’ordre, car elle se redressa et ses mains lissèrent l’étoffe de sa robe. Son agitation était palpable, mais elle s’efforça de sourire.

– J’ai été en communication avec Caysen, et la situation n’a rien d’aussi catastrophique. Un nouveau seigneur a pris le relais et il est appuyé par une maître d’armes compétente originaire du château Bleu. La situation est maîtrisée.

– L’est-elle vraiment? lança le ménestrel avec désinvolture. Pardonnez-moi, ma dame, mais les créatures ont simplement été mises en déroute. Tout porte à croire qu’elles marchent en direction de vos terres, quelques heures à peine derrière nous. Nous sommes, hélas, les messagers d’un avenir funeste si vous n’intervenez pas au plus vite.

Il tendit un épais parchemin fermé par un sceau de cire. Vu la colère dans les yeux de Dariane, je m’empressai de descendre du dais pour intercepter le document, damant le pion au maître archiviste. Je brisai le sceau et déroulai le parchemin. Maître Ofor me fusilla du regard, les mains crispées sur sa table de travail. Il aurait probablement bondi hors de sa chaise s’il n’avait pas été aussi avancé en âge. L’intensité de la réaction de Dariane me poussait à essayer de comprendre la situation pour identifier et résoudre le problème sans délai.

Mon regard parcourut le texte et j’y vis la confirmation des propos de Dariane quant au nouveau triumvirat en place. La menace était dépeinte comme inexorable et maligne : maître Maelora nous exhortait à passer à l’action. Je remontai les marches du dais et tendis la missive à dame Morwen. Dariane fulminait à ses côtés, mais sa colère était un prix que j’étais prêt à payer pour sauver notre château. Même si mon affection pour elle teintait chacun de mes gestes, c’était mon ultime mission et elle ne verrait jamais d’un bon œil que je la néglige. Je pointai la missive et parlai assez fort pour que toute la salle m’entende.

– Le message de la nouvelle maître d’armes est alarmant et mérite toute notre considération.

Dariane se pencha vers moi et parla tout bas, les dents serrées.

– La menace a déjà été discutée avec Caysen et je l’ai jugée mineure.

Je haussai un sourcil et avançai jusqu’à me retrouver assez prêt pour qu’elle doive lever les yeux.

– Je suis le maître d’armes du château Nacré et il m’incombe d’évaluer le danger posé par une telle menace.

Elle serra les poings et s’empressa de les cacher sous ses longues manches. Mon cœur se serra devant sa frutration. Ma seule consolation était de savoir que j’agissais pour le bien de nos gens. Dame Morwen releva des yeux troublés de sa lecture.

– Voilà qui jette un éclairage tout autre sur la situation à l’ouest. Maître Brenlir, vous avez côtoyé maître Maelora par le passé. Quelle est votre impression quant à son sérieux?

– C’est la digne fille de son père, le maître d’armes Vylok, répondis-je. En tant que perle du château Bleu, elle a toujours fait preuve d’un sérieux et d’une discipline irréprochables. Son message est à prendre avec le plus grand sérieux.

La seigneuresse hocha la tête puis se tourna vers les Sylphes.

– Nous acceptons votre offre de paix et nous accueillons votre délégation en nos murs.

Lexique France – Québec

Attachez votre tuque avec de la broche, je vous paye la traite! 

Traduction : Tenez-vous bien, c’est moi qui offre. 

Bon, je vois déjà les yeux vitreux de nos cousins outremer. Ne vous sauvez pas!!! Promis, j’arrête avec les expressions colorées. De toute façon, vous n’en trouverez que très peu dans mes romans. J’ai toujours en tête mes lecteurs internationaux lorsque je corrige mes textes et je ne suis jamais tombée dans l’excès avec les régionalismes (ou du moins j’essaie).  

Malgré tout, les commentaires étaient récurrents au sujet de mon vocabulaire, et une critique en particulier déplorait, et je cite, “Dommage que ces romans aient été écrits en québécois ; il y a beaucoup d’américanismes.”  Perdon? De kessé? Vous l’aurez deviné, mon orgueil était piqué! 

Alors je suis partie en quête du juste milieu : je ne voulais pas compromettre ce qui rendait ma plume différente, mais je voulais quand même diminuer la friction pour mes lecteurs européens. J’ai donc recruté une équipe de 10 lectrices en leur donnant le mandat de relever les expressions et les mots qui les écorchaient dans la série Windigo. Certaines m’ont remis une liste d’à peine quelques lignes tandis que d’autres avaient plusieurs pages de notes. Ahem. Un score de 2-0 pour mon pauvre orgueil… 

Parmi les points relevés, certaines différences sont régionales et ne nuisent pas à la compréhension : comme un canot, que nos amis Français écrivent canoë. Ça ne change rien à l’objet dont il est question, mais j’étais quand même disposée à insérer une note de bas de page pour faciliter la lecture.  

D’autre part, il y a des mots qui font vraisemblablement parti de l’usage courant, voire même des expressions acceptées par l’Office québécois de la langue française, mais qui ne sont pas utilisés en France. Ce ne sont donc pas des formes fautives, ni des “américanismes”. Je les considère plutôt comme des tendances linguistiques. 

Je vous offre mon top 5! 

#5 Envoyer la main 

Alors on me dit que ce serait un anglicisme, mais nos voisins à tête carrée disent plutôt “wave”, ce qui me laisse perplexe car on le traduirait par onduler ou voguer. Si pour les Québécois “envoyer la main”, c’est faire un signe de la main, nos cousins français n’”envoient” la main que si elle a été coupée au préalable puis emballée et postée… :O 

#4 Déprendre 

Au Québec, on a l’habitude de déprendre nos voitures des bancs de neige, mais de l’autre côté de l’Atlantique, ce verbe fait plutôt référence à une situation immatérielle, comme se détacher d’une personne ou se débarrasser d’une mauvaise habitude. Je suis convaincue que s’ils subissaient nos hivers, ils diraient comme nous. 😉 

#3 Barrer et débarrer 

Dans la vie de tous les jours, je demande à mes enfants de “barrer la porte de la maison” et de “barrer la voiture”… Mais c’est fautif : on barre une rue, ou on tient la barre d’une embarcation. Débarrer, quant à lui n’est pas une forme fautive, mais uniquement en usage au Canada. Le verbe viendrait d’une forme vieillie, à l’époque où des barres étaient utilisées pour bloquer les porte ou les fenêtres. C’est encore plus savoureux dans l’expression “T’es pas barré de me dire ça”. J’invite nos amis Français à écouter la chanson “T’es pas barré” de la Famille Soucy. Vous me remercierez après pour cette perle 😛 

#2 Cogner à la porte 

Je soupçonne que c’est la connotation violente qui gêne nos cousins dans ce cas-ci, car ils définissent cogner par “frapper fort”. Donc si vous êtes un rustre, vous cognez à la porte… sinon, frappez gentiment! N’oubliez pas d’enlever vos chouclaques et de ne garder que vos bas. Pardon, vos couvre-chaussures et vos chaussettes! 😛 

#1 Parking, smartphone, playlist 

Ah oui, vous devinerez que je reviens à la charge avec ces accusations d’américanisme. Sérieux, les Français? XD J’utilise les mots “stationnement, cellulaire et liste de lecture”, de superbes mots de langue française, et vous osez me reprendre? Eh ben oui. Ils ont osé. À l’unanimité, qui plus est. On parlait de juste milieu, n’est-ce pas? Je trace la ligne là! Plutôt mourir que d’écrire parking… 😉  

Au final, l’important c’est que l’histoire vous fasse vibrer, peu importe les mots choisis (et la quantité de notes de bas de page nécessaires). Pour ma part, je retourne “ourdir” mon prochain roman (ouais, parce que les anglophones disent “plot” mais je ne suis pas à l’aise d’utiliser cet anglicisme, parce qu’au Québec une plotte… enfin je vous laisse faire vos propres recherches sur celle-là).  😀

Un extrait de L’aurore carmin

« L’aurore carmin » sort le 24 mars 2022 et je suis impatiente de partager cette histoire avec vous. Caysen et Maelora ont été un couple à la fois difficile et exaltant à mettre sur la page.

Lorsque mon conjoint a suggéré d’inverser les rôles homme-femme, j’ai trouvé l’idée immédiatement fascinante. On met rarement de l’avant des hommes qui jouent un rôle maternel. À l’inverse, il arrive de voir des femmes combattante; on pense à Wonder Woman, Capitaine Marvel, Mulan ou encore Daenerys Targaryen. Je voulais voir le choc entre les deux et bien sûr leur permettre de trouver un terrain d’entente, parce que la nature des joyaux les pousse à vivre en symbiose avec leur entourage.

Dans le premier tome de la série, on voit une précieuse pétillante et vibrante, et si sa rencontre avec Jonas n’est pas parfaite, elle est quand même sous de bons auspices. À l’inverse, Caysen a vécu un important traumatisme lors de la chute de son château. Maelora n’a pas fait preuve d’une grande délicatesse jusqu’à maintenant et on est en droit de redouter cette rencontre fatidique. Cependant, nos deux personnages partagent un point commun : leur détermination à atteindre leur objectif. Caysen veut remettre son château sur pied, et Maelora rêve toujours de devenir maître d’armes.

Je vous invite à découvrir un extrait de « L’aurore carmin » du point de vu de Caysen. Bonne lecture!


Le sol frémit sous mes pieds. Ils arrivaient.  

Je baissai les yeux vers mes habits, soudain conscient que j’allais interagir avec des gens pour la première fois en… Combien d’années avais-je dormi? Car le passage du temps avait laissé ses traces sur le château et j’avais la certitude que mon sommeil avait duré longtemps. Trop longtemps. 

Je traversai le corridor pour sortir sur les remparts. Dans le cadre de porte, j’hésitai. Depuis les fondations, le joyau s’ouvrit à moi et m’envoya une onde d’énergie. Nos réserves étaient basses, mais son désir d’accueillir ces étrangers pulsait en moi. Je passai les mains sur ma tunique et ravivai les couleurs du tissu.  

Était-ce de la vanité? Mon défunt seigneur l’aurait sûrement pensé. 

De ma position, je pouvais voir un nuage de poussière s’élever au-dessus de la route. La pluie avait cessé plusieurs jours auparavant et le ciel était dégagé. Un frisson nerveux me remonta le dos et je retournai à l’intérieur avant que les nouveaux arrivants puissent distinguer ma silhouette sur le chemin de ronde. 

Je descendis les escaliers et traversai la cour en direction de la grande salle. Mon regard s’arrêta sur les pavés dont les interstices disparaissaient sous les mauvaises herbes. Je fermai les yeux et sondai les environs. La terre se lova contre ma présence, heureuse de me retrouver. J’aspirai l’énergie des plantes et la canalisai vers les fondations, me nourrissant de leur force vitale. J’en fis de même avec les ronces et les aulnes qui s’étaient appropriés le chemin menant à la porte principale. Je pris garde à ne pas toucher aux pommiers dans le verger, bien conscient qu’ils étaient la raison de ma survie. 

Mes yeux se rouvrirent et je fus satisfait de voir que l’endroit était un peu plus propre. Mais l’absence de la verdure mettait en relief l’état pitoyable des pierres. Je regrettai aussitôt mon intervention.  

Des voix me parvinrent et une bouffée de chaleur me monta au visage. Mon courage se dissipa comme une brume matinale et je me sauvai en direction de la grande salle. Je n’avais pourtant jamais été un lâche. Quoique mon ancien maître d’armes eut souvent déploré mon manque d’agressivité.  

Un éclair de douleur me fit baisser les yeux et je vis que mes ongles avaient percé la peau de mes paumes. Mon seigneur tout comme mon maître d’armes étaient morts. Leurs opinions n’avaient plus d’importance, même si je devais vivre avec les conséquences de leurs choix. 

Un fourmillement désagréable me parcourut au souvenir des échos qui avaient troublé mon sommeil. Je n’avais eu de cesse de me remémorer les pleurs de mes habitants, affaiblis par la maladie et la malnutrition. Ils m’avaient imploré de les aider, mais mes mains avaient été liées par les décisions de mon seigneur. 

Le claquement des sabots sur les pavés me ramena au présent. La présence de ces voyageurs me permettrait de retrouver un certain équilibre dont le joyau avait grand besoin. Plus longtemps ils seraient sur nos terres et plus le joyau en tirerait les bénéfices.  

Je devais absolument leur offrir un bon accueil. 

Leurs pieds foulèrent les pavés et je les sentis inspecter les lieux, comme autant de chats affamés à la recherche de souris insouciantes dans une réserve. J’inspirai profondément, me refusant à me sauver de nouveau. Une première personne poussa le battant de la grande salle et appela les autres à sa suite. 

Des hommes et des femmes entrèrent, leurs regards parcourant les murs. J’avais restauré les tapisseries en même temps que mes habits et les bannières du château Carmin étaient aussi flamboyantes qu’au jour de la mort de mon seigneur.  

Le crissement d’une pierre à feu précéda l’éclat d’une torche. Les bordures dorées des bannières chatoyèrent sous la soudaine lumière et je mis une main devant mes yeux pour les protéger. Un cri de surprise se répercuta entre les murs.  

Ma présence avait été remarquée.  

J’avançai de quelques pas dans l’intention d’accueillir mes invités. Mais les mains se portèrent aux pommeaux des épées et les mères poussèrent les enfants vers l’extérieur. 

Une vague de colère me submergea et je levai les bras. Les battants de la salle claquèrent et les fuyards durent bondir pour ne pas être happés. Ils étaient venus ici, sans y être invités, et après tout ce temps, et ils pensaient s’en prendre à moi? 

– Que faites-vous sur les terres du joyau carmin? 

Le silence accueillit mes paroles et plusieurs personnes échangèrent des regards. Un homme aux traits sévères s’avança, suivi d’une femme aussi grande que lui, dont la chevelure blonde reflétait la lumière de la torche. Il leva une main en signe de paix et prit la parole. 

– Je suis Lathar, le chef de la caravane Norimshir. Nous avons fait un long voyage pour arriver jusqu’ici. La route a été difficile et nous demandons le gîte. 

Les regrets m’assaillirent. J’étais seul. Personne ne les recevrait. Pas d’intendante, pas de domestiques, ni même de cuisinier. Je secouai la tête, incapable de parler tant ma gorge était serrée. La femme fit un pas de plus et tendit une main vers moi. 

– Tu dois être Caysen. Je suis Maelora, capitaine de garnison du château Bleu. J’ai été envoyée par Sabaya et le château Violet pour évaluer la situation et apporter mon aide au besoin. 

Le nom de la précieuse fit remonter plusieurs souvenirs, ceux de discussions agréables, de partages d’idées et de camaraderie. Un goût amer envahit ma bouche. 

– Combien de temps? 

– Nous sommes partis il y a un peu moins de deux mois. 

Je secouai la tête. 

– Non, depuis combien de temps ai-je été coupé du monde?  

Lathar et Maelora échangèrent un regard et ma patience disparut. 

– Depuis combien de temps m’avez-vous abandonné? Combien de temps avez-vous laissé passer depuis mon dernier appel? COMMENT OSEZ-VOUS FOULER MON SOL? 

Des crissements se firent entendre autour de nous. Le bois des soutènements craqua et des pavés fendirent sous la pression. Les gens attroupés crièrent d’effroi et se blottirent les uns contre les autres. 

Ma colère fondit aussi vite qu’elle avait éclaté. Je mis les mains sur mon visage pour éviter de voir leurs expressions apeurées. Le joyau m’envoya une onde de tristesse. Il tenait vraiment à ce que les voyageurs restent avec nous. Je relevai la tête et soupirai. 

– Je suis désolé. Les années ont été difficiles. La joie de vous recevoir est mitigée avec la douleur de mon attente. 

Les caravaniers échangèrent des regards prudents et un étau m’enserra la poitrine. Maelora prit la parole en premier. 

– Les dernières années ont été mouvementées sur la côte, avec des attaques de pillards et des tempêtes destructrices. Je suis désolée que les secours aient été si longs à venir, mais je te promets que nous avons fait au plus vite une fois que cette mission nous a été confiée. 

J’acquiesçai et fis un effort pour sourire. 

– Les châteaux sont souverains, c’est ainsi que nos seigneurs l’ont voulu. 

Maelora hocha la tête et la main qu’elle avait portée au pommeau de son épée se détendit. Lathar désigna ses gens d’un geste. 

– La route a été difficile, même pour des caravaniers de longue date. Nous te demandons humblement l’hospitalité. 

Le joyau pulsa sous mes pieds, satisfait de la tournure des événements. Une image s’imposa à mon esprit, celle de mon seigneur affalé sur le sol de sa chambre. Même affaibli par la maladie, il avait trouvé l’énergie de me crier des injures, m’accusant de toutes les malchances que nous avions essuyées. Je n’allais pas échanger un tyran pour un autre. 

Je plissai les yeux et accédai aux pouvoirs du joyau. Ma vision se transforma, me permettant de voir les courants de magie et les auras. Plusieurs des personnes présentes avaient des filaments violets, des traces de leur passage auprès de Sabaya, et d’autres prenant leur source dans leur magie intrinsèque. Lathar était baigné d’un rouge semblable à celui des petits fruits d’été, et si j’avais douté de la noblesse de son caractère, il était sans conteste un meneur d’hommes.  

Mon attention se porta sur Maelora et je vis la véracité de son histoire. Son cœur était d’un bleu intense caractéristique du joyau de la même couleur. Pour que la teinte soit si forte, elle devait avoir résidé au château Bleu de longues années. Sur ses mains et ses pieds, des filaments violets s’accrochaient, probablement laissés par ses récents contacts avec Sabaya. 

L’envie irrationnelle me submergea de m’approprier ces couleurs, de les noyer sous un flot d’énergie carmin pour leur donner la teinte de mon joyau, pour les marquer, et que tous sachent qu’ils nous appartenaient. Je les revendiquerais tous pour les garder auprès de moi, pour nourrir le joyau et le voir florir comme avant.  

Une vague de terreur balaya ces idées.  

Prendre soin de tous ces gens serait au-dessus de mes forces. Leurs attentes m’écraseraient sous le poids des responsabilités. Je ne pouvais pas lier ces gens à nos terres.  

Sans seigneur et sans maître d’armes, mon avenir était pour le moins incertain. 

Le regard perçant de Maelora ne m’avait pas quitté et je m’éclaircis la gorge. J’allais répondre à la demande de Lathar, lorsque mon attention s’arrêta sur la femme à quelques pas derrière lui. Leurs énergies s’emmêlaient, les identifiant comme des partenaires. Sa magie à elle était celle de la terre et des arbres, brillant d’un éclat lilas évanescent.  

Sauf à son bas ventre.  

Une lueur bleue royale y iradiait : la couleur de l’amour; celle d’une vie en devenir.  

Un frisson me remonta des pieds jusqu’à la tête devant cette opportunité inespérée. Le brouillard qui recouvrait mes pensées s’effilocha quelque peu sous le vent apporté par cet espoir. Je m’inclinai pour masquer mon trouble et plaquai un sourire sur mes lèvres. 

– Je crains bien de ne pas pouvoir vous accueillir comme il se doit, mais je suis à votre disposition. Bienvenue au château Carmin. 

Un tome pour les rassembler tous

Pouvez-vous croire que la série du Windigo aura bientôt 1 an? Le tome 3 est paru au printemps 2021. Parce que les fans en redemandent, j’ai décidé d’écrire la nouvelle Le coeur du Windigo qui est en fait une petit aventure “romantique” de Karl et Ellie à l’occasion de la Saint-Valentin. C’était le moyen idéal de développer leur relation et jeter un coup d’œil par le trou de la serrure pour voir comment ces deux-là naviguent la scène politique surnaturelle. 

Cette histoire courte a été offerte en cadeau aux abonnés de l’infolettre, mais je voulais aussi donner la chance à tous les lecteurs de mettre le main dessus. La création d’une intégrale était donc l’opportunité rêvée de joindre l’utile à l’agréable. 

En octobre dernier, quand j’ai envoyé mon cahier de charges pour la couverture au graphiste, je n’avais pas d’idée très claire en tête. Quand j’ai reçu sa proposition, la mâchoire m’a décroché! Cette Ellie est superbe apposée sur ce décor mystérieux. Et j’aime bien le clin d’oeil avec la plume, car on la retrouve dans les trois tomes. 

Comme je ne voulais pas faire les choses à moitié, j’ai aussi décidé de faire une édition avec une couverture rigide. À lui seul, le nombre de pages est impressionnant, alors il fallait que ce soit du solide. Au format 7×10″, on parle de 450 pages! Vous allez pouvoir vous servir de ce livre comme butoir de porte… Je vous avoue que cette édition spéciale est aussi en quelque sorte un petit cadeau que je m’offre. Vous en faire profiter est un bonus. 😉

Si l’écriture de la nouvelle m’a prouvé une chose, c’est qu’il reste encore énormément de potentiel dans l’univers du Windigo. Je ne vous fais pas de promesse, mais la muse fait déjà des siennes! 

Je vous laisse sur un petit extrait de la nouvelle bonus. Nos deux amoureux feront la rencontre d’une créature surnaturelle que nous n’avions pas eu la chance d’aborder dans la trilogie (quoi, elle est inédite ou elle ne l’est pas, cette nouvelle! 😛). 

Bonne lecture! 


Le soleil apparaissait entre la cime des arbres de temps à autre, transformant la forêt en une féérie de diamants. C’était du moins ce que mon lien à Ellie me transmettait. 

Pour ma part, je voyais et je sentais les traces laissées par les cerfs, les renards, les lièvres et les hermines. L’odeur musquée d’un lynx me parvenait par intermittence, selon l’angle du vent. Le félin devait être plus haut dans la montagne. Le chasseur cataloguait méthodiquement les pistes et écartait les moins intéressantes. 

Jusqu’à ce qu’une odeur doucereuse attire mon attention. Celle de la mort. 

Je levai le nez et ralentis l’allure. Ellie soupira et tourna la tête, son contentement évident. Je regrettais de devoir la ramener à des considérations plus terre à terre, mais si le Bonhomme Sept Heures nous avait envoyés sur cette piste, c’était parce qu’une créature surnaturelle faisait des siennes. 

Après un moment, l’odeur s’atténua. J’attendis de trouver une clairière et fis demi-tour pour rouler plus doucement. Je retrouvai l’endroit où l’odeur était la plus forte et repérai un espace dégagé entre les arbres.  

La motoneige n’était pas un modèle spécifiquement conçu pour le hors-piste, aussi, je m’assurai de conserver une vitesse stable pour éviter de nous enliser. Une marche de cinquante kilomètres ne me poserait pas de problème, mais ce serait certainement moins au goût d’Ellie. 

L’odeur prit en force, jusqu’à ce que les bras d’Ellie se contractent autour de moi. 

– Ark, qu’est-ce qui sent aussi mauvais? 

J’eus un instant d’hésitation, prêt à lui suggérer de rester ici et d’attendre que j’aille voir seul. Mais je savais déjà ce qu’elle me répondrait. Je ralentis sur le haut du buton et trouvai un espace abrité où la neige était moins profonde. 

Ellie débarqua et fit quelques pas avant d’émettre un grognement inintelligible. Le charnier avait été recouvert par la nouvelle neige, mais les allées et venues des charognards avaient mis en relief les corps les plus frais. 

– Le plus récent date d’hier, dis-je. À l’odeur, je dirais que l’endroit est utilisé depuis quelques mois. 

Elle tourna résolument le dos au spectacle, les mains sur les hanches. C’était tout à son honneur qu’elle n’ait pas déjà rendu son petit déjeuner. Si j’avais été seul, j’aurais peut-être été tenté de m’approcher pour étudier les corps, mais je refusais d’avoir l’odeur d’un autre prédateur sur moi et risquer de la transmettre à Ellie. 

– Si on est ici, j’imagine que c’est signe que le coupable n’y est pas, dit-elle. 

J’acquiesçai, cherchant les pistes les plus fréquentées du regard. 

– Un loup-garou bestial? reprit-elle. 

Je retroussai le nez. Les loups-garous maudits avaient tendance à perdre le contrôle de la bête qui partageait leur corps et de succomber à leurs instincts meurtriers. Heureusement pour Ellie, les Faoladh n’étaient pas susceptibles à ce genre de tragédie et ils surveillaient leur territoire pour éliminer ce type d’individus. 

– C’est Christian qui aurait été appelé. 

– Qu’est-ce que c’est alors? 

Je m’éloignai un peu pour contourner la scène et voir les corps sous un autre angle. 

– Vu les traces de griffures et la façon dont les corps sont démembrés, j’aurais tendance à dire que c’est une créature qui peut se métamorphoser, puisqu’elle est assez douée d’intelligence pour cacher ses méfaits. 

Ellie pâlit, mais hocha la tête. 

– Donc on élimine les mages et les démons de la liste des suspects. 

Le vent tourna soudainement et mes oreilles devinrent douloureuses avant que la pression ne se rétablisse. Une odeur toute particulière me fouetta le visage et je montrai les dents, frustré d’avoir été pris par surprise. 

– Un sasquatch. 

Ellie ouvrit de grands yeux. 

– Ils ne sont pas cannibales d’ordinaire, non? 

Une voix grave résonna entre les arbres. 

– Effectivement, nous ne le sommes pas. 

Le son me permit de le localiser. Son habileté à se fondre dans le décor était puissante, mais elle ne pouvait pas déjouer tous mes sens à la fois. Il était sous sa forme humaine, vêtu d’un habit de neige avec un motif camouflage blanc et gris.  

Son visage était recouvert d’une énorme barbe noire et sa tuque ne laissait voir que des sourcils broussailleux et des yeux sombres. Malgré tout, j’étais certain de ne l’avoir jamais croisé aux rencontres des Clans. 

Je levai les mains en signe d’apaisement.  

– Si nous avons empiété sur ton territoire, c’était involontaire. 

C’était le plus près d’une excuse que je pouvais lui offrir. Même si ces créatures étaient formidables, elles étaient solitaires et je pourrais l’abattre sans trop de problèmes. Sauf que l’intervention du Bonhomme Sept Heures faisait de moi en quelque sorte l’émissaire des Clans. 

Le sasquatch haussa les épaules et son attention se porta sur les cadavres.  

– Je croyais que ce charnier était de ton fait, mais Baptiste m’assure que non. 

Ellie étouffa un grognement outré et la lueur amusée dans le regard du sasquatch confirma qu’il l’avait entendue. 

– Je suis effectivement plus sélectif, dis-je. Mes proies sont marquées d’avance et je n’en dévore qu’une de temps à autre. Mon appétit n’est pas aussi… 

J’allais dire féroce, mais ça aurait été faux. La présence d’Ellie dans ma vie avait modifié l’équilibre que j’entretenais avec mon côté prédateur. Mes pulsions étaient toujours aussi fortes, mais elles étaient plus faciles à satisfaire. Le sasquatch hocha la tête. 

– Oui, on m’a informé que ce n’était pas ta méthode. Quand Baptise m’a promis de l’aide, je ne pensais pas qu’il t’enverrait. 

– Tu ne trouveras pas de meilleur chasseur, fit remarquer Ellie. 

Le sasquatch la considéra avec une expression pensive. 

– Peut-être, mais il est une abomination. Tu es la seule raison pour laquelle je le tolère sur mon territoire. 

Je fronçai les sourcils et Ellie fit un pas dans ma direction, comme si elle voulait me protéger de l’animosité du sasquatch. Ce dernier s’en rendit compte et son sourire amusé me donna envie de lui enfoncer les dents dans la gorge à grand renfort de coups de poing. Ellie le devina et sa mitaine se posa sur mon bras. Il eut la sagesse de lever les mains en signe de reddition puis il porta son attention sur moi. 

– Les femmes de qualité parviennent généralement à inspirer les sentiments les plus nobles aux hommes les plus dépravés. 

Je sentis le regard d’Ellie sur moi et je tournai la tête vers elle. Elle eut un haussement de sourcils interrogateur et je lui répondis d’un sourire narquois. 

– Je suis bien d’accord. 

« Je t’inspire aussi des sentiments moins nobles… » entendis-je flotter entre nous. Je pinçai les lèvres pour ne pas sourire et me tournai résolument vers le sasquatch. 

– Allons trouver ce qui perturbe ton territoire.  

Le sasquatch s’inclina. 

– Je m’appelle Paul. Bienvenue chez moi.