Un extrait de Dominus

Le troisième et dernier tome de la série Dominix Kemp, Dominus, sort le 16 juillet 2020! Dom n’est pas très doué pour les plans, et de toute façon, il n’arrive jamais à les suivre. Mais cette fois, il ne peut pas se permettre d’échouer…

Chapitre 1 

Mon transmetteur vibra dans ma poche. Je le sortis et vis plusieurs appels manqués. C’était sûrement ma sœur qui me cherchait. Je relevai les yeux vers mon client.  

– Est-ce que vous voulez procéder aux tests? demandai-je. 

C’était un de ces maniaques qui exigeaient de tester la marchandise avant de me payer. Comme si je m’amusais à saboter ma cargaison et à la secouer dans tous les sens pendant le trajet. Erwan s’avança. Comme c’était le seul ingénieur de mon équipage, il était venu avec moi expressément dans ce but. Le client agita une main désinvolte. Il se tourna et ouvrit la porte d’une petite console. J’échangeai un regard avec Erwan. Il haussa les épaules, résigné.  

Sa patience m’avait toujours impressionné. C’était assurément une bonne chose considérant qu’il était en couple avec ma sœur. Nova aurait exaspéré un saint. Quelque part dans son arbre généalogique, un ancêtre asiatique lui avait légué un nez plat, des pommettes larges et des yeux en amandes. Il était d’ordinaire très expressif, mais il avait développé son air impassible au fil de nos missions. J’étais bien content de l’avoir en renfort. Il était un peu plus petit que moi, et beaucoup moins costaud. Il passait plus facilement inaperçu et les clients avaient tendance à le sous-estimer.  

Un tintement de verre attira mon attention. Le client avait sorti une bouteille de liquide ambré. Je plissai les yeux et reconnus un whisky à la mode dans l’Union des planètes fédérées. En partant du principe qu’il n’existait pas de mauvais whisky, ça ferait l’affaire, mais il n’était pas aussi bon que ceux fabriqués sur Terre, ma planète natale. 

J’acceptai le verre avec une pensée d’excuse pour ma sœur. Erwan prit une gorgée et pinça les lèvres. Il préférait les boissons houblonnées comme la bière. Il redéposa son verre sur la table basse. Je l’imitai à regret. Nous avions autre chose à faire de notre journée. Je fis signe à Erwan d’ouvrir la caisse que nous avions apportée. 

– Mon ingénieur va exécuter les tests prévus au contrat. 

– Avez-vous déjà essayé les cigares qui sont produits sur Gunjie? 

Je retins un grognement. Erwan poussa un soupir à peine perceptible à mes côtés. Nous avions des amis sur cette planète et nous y passions au moins une fois par an. J’avais déjà essayé leurs cigares. J’en avais aussi revendu plusieurs caisses. Avec un bon profit. 

Erwan se leva du divan et fit le tour de la table basse. Il tendit l’appareil au client avec un sourire neutre. Je serrai les poings lorsque le client l’ignora. Ma première supposition était que nous avions affaire à un bourgeois parvenu sans aucune notion de politesse. Mais quelque chose me disait qu’il était plutôt un anti-Hubot.  

La jambe bionique d’Erwan était dissimulée par son pantalon, mais la différence était quand même apparente. Avec son programme de réadaptation, il était parvenu à récupérer presque toute sa mobilité d’avant, sauf pour une certaine raideur. Il était loin d’être un Hubot, mais les préjugés étaient coriaces et les gens étaient méfiants. 

Le client agita un cigare dans ma direction et commença à m’expliquer la technique gunjienne pour sécher et rouler les feuilles. Je sortis mon transmetteur et fis mine de consulter mes messages. 

– Erwan, le docteur a reçu tes résultats d’analyse. Tu n’es pas contagieux. 

Le client releva la tête et son regard alterna entre nous. Il replaça le cigare dans l’humidor avec un regard circonspect. Mon ingénieur haussa un sourcil et embarqua dans le jeu. 

– Me voilà rassuré. Et les autres? 

– Un mort et deux malades, répondis-je. Mais nous reparlerons de ça plus tard. Des cigares en provenance de Gunjie, c’est ça? 

Le client plissa les yeux et nous offrit un sourire crispé. Les gens avaient tendance à détester l’idée d’être malade et il ne faisait pas exception. Il se leva et mit la main sur son transmetteur. 

– Je suis vraiment confus. J’ai oublié un rendez-vous.  

Il agita son transmetteur avec une grimace. 

– Je ne peux pas déplacer cette rencontre. Ce sera pour une prochaine fois. 

Je lui tendis ma tablette électronique. 

– Vous devez signer le bon de réception et confirmer votre satisfaction pour l’exécution des tests. 

Le client sortit son propre stylet et s’assura de ne toucher à rien. Il marmonna quelque chose à propos de la porte et de son prochain rendez-vous avant de s’éclipser à la salle de bain. Erwan referma la caisse avec son aplomb habituel. Je haussai le ton pour remercier le client et pris la direction de la porte sans attendre de réponse. J’adorais mon travail, mais les clients étaient assurément la partie la plus désagréable.  

Je remontai le corridor et sortis à l’arrière d’une boîte de nuit. Comme nous étions en pleine journée, l’endroit était tranquille. La clarté de la rue me fit sortir mes lunettes solaires. Nous étions dans la partie septentrionale d’une planète assez semblable à la Terre. Le continent principal était traversé par une chaîne de montagnes volcaniques. De chaque côté s’étendaient des plaines fertiles. Le spatioport commercial se trouvait à la limite entre la forêt boréale et les prairies.  

Un mouvement en périphérie attira mon attention et je me tournai pour voir mon frère adossé au mur du bâtiment. Il se redressa et répondit au salut d’Erwan par un signe de la tête. Ça faisait longtemps que j’avais arrêté de saluer mon frère. Il ne me répondait jamais. J’ignorais s’il répondait à Erwan par politesse ou par respect. Probablement parce que Nova lui avait dit d’être gentil. Petit chanceux. 

– T’es-tu ennuyé de nous? demandai-je. Ou tu nous as suivis parce que tu n’avais rien de mieux à faire? 

Il sortit son transmetteur et envoya un message texte. Ses cheveux bruns lui balayèrent le front alors qu’il secouait la tête. Il remit l’appareil dans sa poche et releva les yeux vers moi. 

– Nova s’inquiétait. 

– C’était une banale livraison, dis-je. Ce n’est pas comme si je prenais d’assaut un Hubot véreux ou une esclavagiste. 

Loïc haussa les épaules. 

– Je crois que Nova te trouve trop sage ces temps-ci. Elle a peur que tu prennes des décisions impulsives. 

Je secouai la tête, excédé. Erwan écoutait l’échange sans rien dire. S’il se mettait à me faire la morale aussi, j’allais finir par en prendre une décision impulsive. Je leur fis signe de se bouger. Loïc se dirigea vers la moto stationnée à l’entrée de la ruelle. Il enfila son casque avant de démarrer le moteur dans un grondement assourdissant. C’était un modèle low rider avec une fourche inversée et un fini noir mat. Mon frère avait toujours eu l’œil pour les beaux jouets. 

J’ouvris la portière du véhicule utilitaire sport hors route que j’avais pris pour faciliter la livraison. La calandre avant rappelait celles des Jeeps sur Terre et le toit était décapotable. Je profitai du fait que nous n’avions plus de cargaison et j’actionnai la commande pour abaisser la toile. Le mécanisme chuinta tandis que le toit se rétractait. Je relevai mon foulard sur mon nez, impatient d’être en route. Erwan s’assit du côté passager et m’imita. Une fois le toit sécurisé à l’arrière, je sortis de l’allée et pris la direction de la banlieue. 

Je suivis la moto de Loïc sur la voie rapide. À ma droite s’étendait la ville aux pieds des montagnes. Les rues étaient denses et les maisons étaient collées les unes sur les autres. De l’autre côté, les bâtiments étaient plus dispersés. Chaque maison était accompagnée d’un silo à grains et d’une étable. Ce n’était pas la première fois que je faisais le trajet et j’étais déjà blasé par le paysage. 

Nous avions établi une base temporaire sur la planète Vestigium. Fergus et Mavene avaient décidé d’ouvrir un centre de formation. Ils avaient conclu une entente avec l’Intergalactic Poney Express et les Distributeurs. Ces deux organisations se spécialisaient dans les contrats de transport et de garde rapprochée. Avec les récentes attaques par des vaisseaux en provenance du Bras du Sagittaire, notre quart de métier était très demandé. Mais les amateurs ne faisaient pas long feu.  

Fergus avait sauté sur l’opportunité de stabiliser sa situation et ses revenus. Son associée Mavene avait quelques contacts bien placés et leur projet s’était rapidement mis en branle. Ils avaient élaboré un programme de formation d’une durée d’un an. Vu le manque de main d’œuvre, un programme intensif serait offert à ceux qui avaient déjà des bases et la première vague de diplômés était prévue avant la fin de l’année. 

Lorsque Fergus nous avait demandé notre aide, j’avais accepté. Il avait recruté plus d’une vingtaine de spécialistes pour enseigner les différentes matières aux étudiants. Tous les membres de mon équipage seraient appelés à donner des conférences ponctuelles sur des sujets précis en complément des cours magistraux et pratiques.  

Je regrettais déjà cette décision, mais il n’y avait pas que moi que ce choix affectait. Je n’avais pas le choix de mener cet engagement à bien. Même si parfois, la nuit, je restais éveillé pour planifier la meilleure façon de disparaître en douce. 

Une affiche annonçait le projet juste avant l’allée qui menait au complexe. Loïc ralentit et aligna sa moto sur la bordure gazonnée. Erwan mit une main sur la poignée de stabilisation. Je souris et passai en plein milieu de la route. Le nez du VUS piqua dans le premier trou et une lame d’eau brune éclaboussa le capot. 

La machinerie de chantier avait quitté quelques jours plus tôt. Après une semaine de précipitation abondante, le poids des camions avait creusé d’énormes ornières et le chemin n’avait pas encore été nivelé. C’était officiellement le seul avantage à être cloué au sol et personne ne me priverait de ce petit plaisir. 

Loïc se stationna devant le local d’accueil, le seul endroit goudronné. Je fis le tour par le côté et me dirigeai vers la réception des marchandises. Un camion s’y trouvait déjà et deux hommes en habits de travail déchargeaient des caisses avec un chariot élévateur. Je vérifiai mon pistolet à impulsion dans mon holster de taille. Erwan fronça les sourcils et vérifia le sien. 

– T’attends-tu à des problèmes? 

J’acquiesçai. 

– Toujours. J’ai trop souvent utilisé le truc du livreur. Je ne fais jamais confiance à un transporteur. 

Erwan eut un grognement amusé et ouvrit sa portière. J’éteignis le moteur et essuyai la motte de terre qui s’était logée sur la poignée de la portière. Je descendis et fis le tour du véhicule de livraison. Le logo sur les portières était répété sur les chemises des travailleurs. C’était bon signe, mais ce n’était pas une preuve de fiabilité en soi. Je rejoignis Erwan au débarcadère. 

– C’est une bonne idée, disait-il à un des hommes. 

– Nous avons aussi un camion dédié aux matières dangereuses.  

Il embarqua le chariot à l’arrière du camion et son collègue l’aida à le sécuriser. 

– Messieurs, nous salua-t-il. 

Fergus sortit de l’entrepôt. C’était un géant, et je ne parlais pas seulement de sa réputation. Il avait plusieurs centimètres de plus que moi, ce qui en faisait une des rares personnes qui pouvaient me regarder de haut. 

D’ordinaire, il était bardé d’armes, de munitions et de gadgets. Ses habits actuels étaient semblables à ceux des ouvriers de construction. Et vu la ceinture d’outils qu’il portait, il arrivait probablement du chantier.  

Son air sévère s’éclaira d’un sourire asymétrique à notre vue. Le côté gauche de son visage était traversé par une longue balafre. Il avait récolté cette blessure plusieurs années auparavant et la peau n’avait jamais retrouvé toute sa flexibilité. Ça lui donnait un air perpétuellement féroce. Il ne manquait pas une occasion de la mettre à profit. 

– Merci encore, Angus, dit-il au livreur. Tu m’enverras la facture. 

Angus acquiesça avec un sourire. 

– C’est ma femme qui te l’enverra, comme d’habitude. 

Les deux hommes prirent place dans le véhicule. Le moteur démarra et ils partirent en direction de la route. Fergus se tourna vers moi, les mains sur les hanches. 

– Ne fais pas cette tête, Dom. Ils sont fiables. 

J’écartai les mains d’un air innocent. 

– Je n’ai rien dit. 

Fergus haussa un sourcil amusé à l’intention d’Erwan. 

– Non, mais ta main sur ton pistolet parle pour toi. 

Je croisai les bras, froissé. Je n’avais même pas dégainé.  

– C’est tout ce gazon, me justifiai-je. Ça me met sur les nerfs.  

Erwan acquiesça avec sérieux. 

– Tu dois être allergique. 

Il pouvait bien en rire. Si je pétais un plomb, ça ne serait drôle pour personne. Fergus me donna une tape sur l’épaule avant de nous faire signe de le suivre. Je lui emboîtai le pas et relevai mes lunettes. L’intérieur était bien éclairé, mais quand même moins lumineux que le soleil à l’extérieur.  

L’endroit était dégagé avec des étagères le long des murs. Une table de tri était encombrée de boîtes. Près de la porte, un poste de contrôle occupait l’espace avec un ordinateur et des écrans de surveillance. Des grilles horaires étaient affichées d’un côté et des messages défilaient de l’autre. 

Je suivis Fergus jusqu’à la table de tri. Il ouvrit la première caisse et sortit un plastron. Je sifflai d’étonnement. J’avais vu ces jouets en vidéo. Ils étaient censés être réservés pour l’entraînement militaire. Erwan s’approcha avec les yeux brillants. Il en sortit un autre et activa l’interface. Des voyants se mirent à clignoter un peu partout. Il releva la tête avec un sourire. 

– Des heures de plaisir en perspective. C’est pour l’entraînement des recrues? 

Fergus acquiesça et activa une autre fonction. Il me le tendit et je le tins à bout de bras. La complexité de la chose me rendait un peu perplexe. 

– Les données recueillies sont assez spécifiques pour nous permettre de monter un dossier psychologique sur la recrue. Nous saurons exactement quelles sont ses réactions à chaque étape du combat. On pourra monter un programme adapté pour améliorer ses réflexes et sa maîtrise des manœuvres. 

Je hochai la tête avec appréciation. 

– Ça doit être une idée de Mav, dis-je. 

Fergus eut un grognement amusé. Son associée était beaucoup plus techno que lui. Vu sa taille, Fergus avait toujours misé sur la force brute. En contraste, Mav était d’une rapidité redoutable et prenait un malin plaisir à prendre ses adversaires à revers. C’était plutôt divertissant de voir les deux travailler ensemble. 

– Nos premiers étudiants arrivent dans quatre semaines, dit-il. Mav va devoir se modérer et arrêter d’ajouter de nouveaux éléments. 

Le reproche manquait de vigueur. Fergus semblait vraiment apprécier chaque étape de cette nouvelle entreprise. Je secouai la tête avec un sourire et replaçai le plastron dans la boîte. Je relevai les yeux pour voir Fergus qui m’observait avec un air songeur. Je haussai les sourcils en guise de question. 

– Es-tu sûr que tu veux participer à l’école? Je comprendrais si tu voulais te retirer du projet. 

J’inspirai un bon coup. La décision avait été prise en consensus par tout l’équipage. Nous avions signé un contrat de deux ans avec Fergus. J’appréciais la porte de sortie qu’il m’offrait. Mais les enjeux dépassaient mon simple confort. J’allais devoir trouver le moyen de gérer mon mal du sol. Je donnai une tape sur l’épaule de Fergus en guise de remerciement silencieux. 

– Pour rien au monde, je ne voudrais manquer de voir Loïc terroriser tes recrues. Le divertissement vaut bien quelques désagréments. 

Fergus acquiesça. Il se tourna vers Erwan. 

– Je suis bien content que vous ayez tous embarqué. 

Erwan haussa les épaules avec un air embarrassé.  

– Le projet a du mérite. Pourvu que je puisse être avec Nova, je suis content de participer. 

Je battis des cils. 

– C’est tellement mignon. 

Fergus éclata de rire. Je me frottai les mains. 

– Ne t’en fais pas, dis-je. Je vais exploiter cette faiblesse à fond.  

Erwan leva les yeux au ciel. 

– Tu as traversé quatre systèmes solaires et défait un corpo corrompu à la tête d’un empire pour sauver ta sœur. Tu es aussi atteint que moi. 

J’acquiesçai avec un sourire. Erwan s’était ajouté à notre équipage un an après notre altercation avec Peter Hodges, le président de Generis. À l’époque, Hodges était aussi l’employeur de Nova. Elle avait découvert des informations compromettantes à son sujet.  

Le président était en fait un Hubot qui se faisait passer pour un humain. Avec le Code sur les humains modifiés, il n’aurait jamais dû être en mesure de contrôler un empire économique aussi important. Il avait tenté de faire taire ma sœur. Sa première erreur avait été de  sous-estimer Nova. La deuxième avait été de nous sous-estimer, Loïc et moi. Nous étions venus au secours de Nova et nous avions fait tomber Hodges.  

Fergus referma la caisse et nous fit signe de le suivre. Je lui emboîtai le pas dans le corridor qui menait vers les locaux administratifs du centre. L’endroit était une grande aire ouverte avec une série de bureaux à l’arrière pour les intervenants. À l’avant se trouvait un comptoir d’accueil avec un poste pour une réceptionniste. Deux autres bureaux étaient dissimulés par des paravents pour les employés de gestion. 

Ketsia était assise à l’un de ces postes. Ses cheveux blond vénitien étaient libres et lui atteignaient le bas du dos. En mission, elle les gardait tressés serrés et leur longueur était moins apparente. Ils encadraient parfaitement son teint caramel. Ma femme se maquillait rarement et la perfection de sa peau en faisait jaser plus d’un. Elle pouvait remercier sa génétique leollen, héritée de sa mère. Cette race originaire du Bras de Persée était ce qui se rapprochait le plus de la perfection chez les humanoïdes.  

Derrière cet idéal se cachaient toutefois des atrocités commises par le Collège des généticiens leollens. En tant que demi-sang, Ketsia avait passé à peu de choses d’être purgée. Notre mariage lui avait évité de se soumettre aux tests requis par le Collège. Nos éventuels enfants ne pourraient jamais réclamer leur héritage leollen. À mon avis, ce n’était pas une grosse perte. 

Ses yeux étaient fermés et son front plissé. Elle porta ses mains à ses tempes et les massa. Sa bague de mariage scintilla sous la lumière des plafonniers. Nous avions fêté notre second anniversaire quelques semaines plus tôt. J’étais encore convaincu que c’était la meilleure décision que j’aie jamais prise.  

Ket ouvrit les yeux et se passa une main dans les cheveux. Je dissimulai mon sourire lorsque son regard se posa sur moi. Elle fronça les sourcils et croisa les bras. Visiblement, je n’avais pas réussi à masquer mon amusement. Je tentai une diversion pour éviter de m’attirer ses foudres. J’ouvris de grands yeux et m’approchai d’elle. 

– Comment se passe ta formation en comptabilité? 

– C’est une horreur. 

Ma sœur sortit d’un des bureaux à l’arrière. Nova avait les mêmes yeux gris acier et cheveux bruns que son jumeau Loïc. La ressemblance s’arrêtait là. Elle était plus petite que lui de quelques bons centimètres et ses traits étaient plus délicats. Elle me sourit et posa ses mains sur les épaules de Ket. Son teint pêche contrastait avec la peau perpétuellement bronzée de Ket. 

– Elle s’en sort très bien, dit Nova. 

Ketsia agita une main pour la contredire. 

– Les logiciels, ça va. C’est la chaise qui me tue. 

Elle se leva et mit les mains dans son dos. Son ventre ressortit de façon comique. Elle en était à trente-deux semaines de grossesse et Mini Kemp prenait de plus en plus de place. Je mis une main sur sa taille et déposai un baiser sur sa joue. 

– Profite de ta situation pour extorquer une chaise haut de gamme à Fergus. Il ne pourra pas refuser. 

Fergus fit le tour du paravent et baissa les yeux sur ledit objet de torture. Il haussa les épaules. 

– Si c’est ce que ça prend pour la rendre heureuse. 

– Ne laisse pas Mav t’entendre dire ça, dit Nova. Tu vas être inondé de requêtes. 

Fergus se racla la gorge, mal à l’aise. La relation entre les deux associés était une question en suspens. De toute évidence, ils avaient la chimie pour être un couple, mais les deux refusaient de franchir les dernières étapes. Je n’allais pas m’en plaindre. C’était l’excuse parfaite pour le persécuter. Et tout le monde s’en donnait à cœur joie. Mais jamais en présence de Mav. 

– De toute façon, le mieux serait probablement de changer ton poste pour une station assise-debout, reprit Nova. L’obstétricien t’a demandé de rester active malgré tout. 

Nova avait suivi le début de la grossesse de Ketsia, mais elle lui avait rapidement conseillé de trouver un spécialiste. Ma sœur était neurochirurgienne et ses connaissances étaient spécifiques aux humanoïdes. Malgré tout, elle n’était pas au fait de toutes les spécificités particulières à la génétique leollen.  

Je n’avais pas protesté. Je me réveillais la nuit avec des sueurs froides en imaginant Ket mourir à l’accouchement. Et Nova avait passé quinze minutes à m’expliquer les raisons pour lesquelles elle avait choisi le nouveau médecin traitant de Ketsia. Je savais que ma sœur avait fait le meilleur choix possible. Pour la forme, j’avais quand même croisé les bras et froncé les sourcils. Il fallait bien que j’aie l’air de m’impliquer. 

Au final, le changement avait été une bonne chose, car le médecin avait décelé une légère anomalie dans le développement du fœtus. C’était probablement une fausse alerte, mais il avait demandé à Ket de rester au sol pour le reste de sa grossesse. Et comme elle tenait à faire tout son possible pour avoir un bébé en santé, elle n’avait pas remis les pieds sur un vaisseau. 

J’avais osé dire une seule fois que c’était une panique injustifiée. S’en était suivi un discours de plus d’une heure sur les risques liés à la grossesse, les conséquences sur la santé de la mère et du bébé… Et je ne me rappelle plus le reste. J’avais cédé devant la ferveur de ma sœur et de ma femme. Comme Fergus venait tout juste de nous exposer son projet à ce moment, nous avions décidé de faire d’une pierre deux coups.  

Les bébés et les jeunes enfants pouvaient faire des voyages spatiaux de courtes durées. Mais Ket et moi avions grandi au sol. Aussi, nous voulions que notre enfant vive ses premières années ainsi. Les autres n’en avaient pas parlé ouvertement, mais j’étais convaincu qu’ils avaient pris des paris à savoir quand j’allais flancher. J’hésitais entre en rire ou en pleurer. Je considérais sérieusement demander qui avait parié sur la date la plus proche et demander une cote. 

Ketsia se rassit avec un grognement peu élégant.  

– Je suis inconfortable assise, mais je ne peux même pas rester debout non plus. 

Je pris sa main dans la mienne et lui souris. 

– Tu es merveilleuse. L’important c’est que tu sois à l’aise. 

Ket soupira et me fit un sourire contrit. Elle avait eu un début de grossesse facile et son humeur était restée sensiblement le même qu’à l’habitude. Mais depuis quelques semaines, j’avais de la difficulté à savoir à quoi m’attendre. Peut-être que je devrais demander à parier contre Ket. 

Fergus se racla la gorge, une main sur la mâchoire. Comme tout le monde le regardait, il prit enfin la parole. 

– J’aurais quelque chose à vous demander. Ket, serais-tu d’accord pour que Dom fasse un dernier transport? 

Ket plissa les yeux. Fergus s’empressa de donner plus d’explications. Pour une fois que ce n’était pas moi qui tremblais de terreur devant ma femme, je trouvais la situation plutôt drôle. 

– Ce sera très court. Quelques jours. Il sera revenu la semaine prochaine. J’ai besoin de quelqu’un de fiable et j’aimerais mieux faire affaire avec vous. 

Je me passai une main devant la bouche pour éviter de parler trop vite. Nova m’envoya un coup de coude dans les côtes. Je fronçai les sourcils pour avoir l’air songeur. Ou quelque chose du genre. La question ne se posait même pas et je brûlais d’envie de dire oui à Fergus. Son regard alterna entre Ket et moi. Je haussai les épaules et tendis une main vers elle. 

– Je ne peux pas prendre cette décision seul. 

Ketsia roula des yeux. 

– S’il n’en tenait qu’à toi, tu serais déjà en chemin vers le spatioport, dit-elle. 

Erwan toussa pour camoufler un rire. Je lui envoyai un regard sévère. Son tour allait venir. J’étais prêt à parier que la fièvre gestationnelle était contagieuse et que ma sœur allait l’attraper sous peu. 

– Je vais rester si c’est important pour toi, dis-je. 

Voilà, j’étais le parfait exemple du conjoint compréhensif et du père responsable. J’allais avoir besoin d’un verre de whisky pour m’en remettre. Ket se frotta le ventre à deux mains. La peau fut agitée de soubresauts et elle fit une grimace amusée. Elle inclina la tête. 

– Ne t’en fais pas. Papa va revenir. Il sait que je le poursuivrais jusqu’aux confins de la galaxie. 

Elle releva les yeux vers moi. 

– Vas-y. De toute façon, je ne me supporte pas moi-même. Je ne sais pas comment tu fais. 

Elle soupira.  

– Sois prudent et appelle-moi tous les soirs, termina-t-elle. 

Je m’approchai de sa chaise et m’agenouillai devant elle. 

– J’ai toutes les raisons de revenir rapidement et en un morceau. 

Je pris son visage dans mes mains et l’embrassai. Sa peau était douce sous mes doigts et ses lèvres répondirent aux miennes. Elle passa ses bras autour de mes épaules et je posai mon oreille contre son cœur. Lorsqu’elle renifla, je reculai pour lui donner un mouchoir. Elle le prit avec un sourire de remerciement, les yeux pleins d’eau. Je me tournai vers Nova et Erwan.  

– Qui embarque? 

Le haut-parleur sur le téléphone de bureau se mit à clignoter. 

– Moi, dit la voix de Teo. 

Fergus fronça les sourcils et tapa du poing sur la table. 

– Arrête de pirater le système. Fais comme les humains normaux et déplace-toi. 

Le voyant lumineux s’éteignit. Fergus se redressa et inspira à plusieurs reprises, le teint rougeaud. J’aimais beaucoup mon navigateur, mais il avait tendance à tomber sur les nerfs de la plupart des gens. 

– C’est peut-être mieux que je l’amène se changer les idées, dis-je. 

Timoteo travaillait avec moi depuis plusieurs années et j’étais habitué à ses manies. Son côté antisocial ne m’empêchait pas de bien collaborer. Erwan s’était rapidement lié d’amitié avec lui grâce à leur passion commune pour l’électronique. Je ne pouvais pas en dire autant de Loïc ou de Fergus. Je devais constamment jouer les tampons. 

De tout l’équipage, c’était Teo qui m’avait le plus surpris en acceptant l’offre de Fergus. Je ne me serais pas attendu à ce qu’il accepte de rester au sol aussi longtemps. Mais je commençais à comprendre les raisons qui l’avaient poussé à accepter. Il s’était trouvé un nouveau terrain de jeu. Il lui avait fallu à peine quelques heures avant de prendre le contrôle de la domotique et de faire quelques modifications de son cru. 

Je me tournai vers Nova avec un sourcillement interrogateur. Elle se balança d’un pied à l’autre. Son attention se porta sur Ketsia. 

– Je ne veux pas te laisser seule, dit-elle. 

Ket croisa les bras sur le dessus de son ventre. Elle inclina la tête sur le côté avec un air excédé. 

– Mais tu ne veux pas laisser Loïc seul non plus. 

Nova pinça les lèvres. Les jumeaux partageaient un lien étroit et la présence de Nova adoucissait le côté tranchant de Loïc. Lorsqu’elle n’y était pas, il avait tendance à se la jouer en solo et prendre des risques. Le problème était apparent, mais aucune autre solution ne s’était présentée. Ketsia agita une main. 

– Vas-y. Mon médecin est facile à rejoindre. Fergus et Mav seront là s’il y a une urgence. 

Nova écarta les mains et son regard alterna entre Ket et moi. 

– Tout va bien aller, dit Nova. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter d’ici à notre retour. 

Je secouai la tête, amusé. Qui essayait-elle de rassurer? Ketsia ou elle-même? 

– Savez-vous où est Loïc? demandai-je. Par principe, je vais quand même lui demander s’il veut venir. 

Le voyant du téléphone se remit à clignoter. 

– Dans la salle d’entraînement, dit Teo. 

Fergus serra les poings. 

– Je vais le trouver et je vais lui tordre le cou, dit-il. 

– Mauvaise idée, répondit Teo. J’ai intégré un code. Si je ne me connecte pas chaque jour, tout ton système plante. Tu as intérêt à ce que je sois en mesure de me connecter. 

Le voyant lumineux s’éteignit. Fergus se tourna vers moi. 

– Dis-moi que c’est une blague. 

Une veine battait dans son front. Je partis à reculons. 

– Je vais aller faire mes bagages. On s’en reparle? 

Fergus ferma les yeux et se frotta les tempes.  

– Ne lui faites pas regretter de nous avoir embauchés, dit Ketsia.  

Publié par Mélanie

Mélanie Dufresne est une auteur émergente de science-fiction et de fantastique. habite à Québec avec son conjoint et ses deux enfants. Entre la vie de famille et le travail, elle aime bien lire et faire de la randonnée.

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