Un extrait de Les chaînes du dragon

Voici la suite tant attendue de la série Phoenix, après La captive du dragon. Ce tome 2 débute quelques mois après la fin du précédent. Kate et Jörmun ont bénéficié d’un sursis durant l’été, mais cette béatitude touche à sa fin lorsque le Roi-Mage convoque les États Parties à la cour. Kate devra arpenter les couloirs du Palais des Illusions pour en percer les mystères sans y laisser la vie.

Depuis les toutes premières pages de La Proie du Windigo, j’ai su qu’il me faudrait un jour explorer cet aspect de l’univers du Windigo, à la fois pour rendre justice à la quête d’indépendance des Clans, mais aussi pour plonger au coeur du mal qui ronge la communauté surnaturelle. L’heure est enfin venue de lever le voile sur les vices de la cour, sur les manigances des courtisans, et la vilenie du Roi-Mage.

Kate n’est plus la sorcière incompétente capturée par le dragon Terreur le soir du Solstice d’hiver à la Gare Viger. Mais elle n’est pas non plus en pleine possession des pouvoirs du phoenix. Quand l’heure viendra de choisir, aura-t-elle la force de briser ses chaînes? Ou se consumera-t-elle à jamais dans l’étreinte du dragon?

Voici un extrait du tome 2 Les chaînes du dragon.

Bonne lecture!


Je m’installai sur une des chaises longues. Le vent soufflait doucement, agitant les feuilles des plantes en pot qui décoraient la terrasse, mais pas assez fort pour troubler la mer qui s’étendait à perte de vue, d’un bleu aussi vif que le ciel. Le soleil déclinait, mais les pierres de la terrasse dégageaient encore la chaleur emmagasinée tout au long de la journée. Je fermai les yeux et me laissai bercer par le murmure des vagues et le chant lointain des mouettes.

J’hésitais à solliciter un domestique pour me faire servir un apéro lorsque l’électricité dans l’air me sortit de mes réflexions. Le feu qui ronflait toujours dans ma poitrine bondit à la rencontre de cette présence. Un frisson d’anticipation me parcourut et je rouvris les yeux : Jörmun. Ses cheveux blancs cascadaient librement dans son dos, signe qu’il avait abandonné son rôle de général pour le restant de la journée.

Son regard ambré me trouva sur la chaise longue et mon souffle se coupa sous l’intensité de son attention. Sa chemise blanche dessinait ses larges épaules, son pantalon noir épousait la courbe de ses cuisses fermes et musclées sous le tissu. Il déposa un coffret en bois sur la table, et se dirigea vers la rambarde du balcon pour observer un instant l’horizon, puis il prit place dans la chaise à mes côtés.

— Juste à temps pour le dîner, le saluai-je sur un ton badin.

Je mourrais avant de lui avouer que sa présence était le point culminant de ma journée, que mes attentes pour la soirée avaient explosé dès son apparition.

— Viens ici, ordonna-t-il.

Je croisai les bras et lui offris un sourire candide :

— Bonsoir, chéri. Comment s’est passée ta journée au travail? Tu m’as manqué aussi.

Le dragon sourcilla. Oups, je venais peut-être de dévoiler mon jeu. Avec un peu de chance, il s’arrêterait à mon impertinence et il ne relèverait pas le lapsus freudien. À ma grande surprise, il décida de jouer le jeu :

— La journée a été longue et dure.

— Je peux faire en sorte qu’autre chose soit long et dur pour te faire oublier ta journée.

L’expression de Jörmun s’éclaira et un grondement amusé lui échappa.

— C’est une offre alléchante, kjaere, mais nous devons discuter de quelques détails avant. Approche.

Cette fois, je lui obéis. Pas par servilité, mais parce que tout mon être le réclamait. Lorsque je le rejoignis, le feu en lui répondit au mien et je savourai l’intensité de cette chaleur dans tout mon être. Jörmun tendit la main et j’y plaçai la mienne. Il m’attira entre ses cuisses ouvertes et glissa ses mains sur mes hanches. Je déposai les miennes sur ses épaules pour me rapprocher davantage de lui, et je m’en félicitai lorsqu’il pressa son nez contre mon t-shirt, au-dessus de mon nombril. Mes paupières se fermèrent à ce geste en apparence anodin, car il se trouvait pile à l’endroit où le feu brûlait le plus fort en moi.

— Tu as fait de beaux progrès à l’entraînement, me félicita-t-il.

— Je m’améliore, mais est-ce que ce sera suffisant?

— Tu oublies que tu as déjà survécu à un premier passage à la cour.

— J’ignorais alors que j’étais le phœnix. Tu es bien placé pour le savoir, les secrets et moi, c’est comme multiplier zéro : on obtient toujours zéro.

Il glissa ses doigts sous mon t-shirt et caressa ma hanche. Un souffle de magie chatouilla ma peau, comme c’était souvent le cas en présence de Jörmun. Ce devait être dû à la quantité de magie qui l’habitait, à croire que le pouvoir s’échappait de lui par la moindre fissure. Il enlaça ma taille et je perdis le fil de mes pensées. Il releva les yeux vers moi.

— Ne te sous-estime pas. Nous avons eu des mois et non juste quelques jours pour te préparer.

Ma main se lova contre sa joue. Jörmun ferma les yeux et se détendit. L’espace d’un instant, on aurait dit un chat qui cherchait une caresse – un grand félin, féroce et dangereux, le prédateur ultime, le seigneur de la jungle – et je jubilai à l’idée d’avoir cet effet-là sur lui. Je me laissai bercer par cette illusion de tenir le dragon Terreur à ma merci, d’être le centre de son univers. Ce fantasme soulevait une nuée de drapeaux rouges, il déclenchait des clignotants d’alerte et des sirènes d’alarme, mais mon cœur n’en battait que plus fort, et je succombai à la tentation. Je goûtai ses lèvres avec les miennes, envoûtée par leur douce fermeté. Son odeur ambrée subjugua toutes les autres et je me perdis dans les sensations sensuelles. Il passa la langue contre le pli de mes lèvres et j’ouvris la bouche, capitulant sans réserve devant l’envahisseur, car je savais qu’il me servirait plus de plaisir que je ne pouvais en imaginer. Mais quelques secondes après, il recula, presque à regret, et je me rappelai qu’il voulait régler « quelques détails ». Je ne savais pas à quoi je m’attendais, mais certainement pas à ça :

— À la cour, tu ne pourras pas m’appeler par mon nom.

— Je peux t’appeler Général, offris-je.

— Non, ce serait trop impersonnel. Tu m’appelleras Maître.

Je me raidis et poussai contre ses épaules. Une seconde plus tard, et Jörmun avait attrapé mes deux poignets pour les maintenir dans le creux de mon dos. Je fronçai les sourcils et testai sa prise.

— Tu devras t’adresser à moi avec formalité à la cour, reprit-il. Sinon, je devrai te punir, et les courtisans voudront assister à ton châtiment. Crois-moi, il vaut mieux ne pas leur donner de prétextes.

Je secouai la tête.

— Je ne t’appellerai pas Maître.

Il inclina la tête et me considéra.

— Non, en effet. Le Phoenix ne devrait s’agenouiller devant personne.

L’intonation dans sa voix laissait deviner la majuscule au titre, comme s’il distinguait le rôle de la nature, que le fait d’accomplir la prophétie me faisait passer de la simple créature à une figure de proue.

— Si tu ne m’appelles ni Général ni Maître, alors nous devons trouver autre chose. Il y a toujours Sire, suggéra-t-il.

— Comme les vampires?

— Mm, en effet. Changeons de langue, déclara-t-il.

— Maître, master, maestro, c’est du pareil au même, le taquinai-je.

Il me servit un regard sévère.

— Optons pour la nostalgie; la moitié des courtisans ne se donneront pas la peine de chercher l’origine du titre et l’autre moitié sera fascinée par l’idée.

Il pressa ses doigts au bas de mon dos et massa les muscles encore tendus par ma séance d’entraînement. Je fermai les yeux et soupirai d’aise, prête à oublier cette conversation.

— Que dirais-tu de Haersir? poursuivit-il. C’est du vieux norrois pour désigner un chef de guerre.

Je haussai les épaules, plus intéressée par ses mains qui venaient de trouver un nœud. Jörmun coupa court à son massage, m’attrapa par la taille et je me retrouvai assise sur ses cuisses. Refusant de répondre à sa précédente question, je calai ma tête sous son menton, paupières closes, et me laissai aller au confort de ses bras. Il caressa mon dos, avec un ronronnement mi-amusé, mi-exaspéré. En cet instant, je n’avais besoin de rien de plus pour être heureuse. D’un côté le dragon, et de l’autre le soleil, la brise fraîche du large, et le parfum des fleurs, j’aurais pu passer une éternité ainsi.

— Le Roi-Mage est de retour à la cour et il a convoqué les États parties.

Ma béatitude s’évapora. Je scrutai son visage et notai la crispation de sa mâchoire, le pli de sa bouche et la dureté dans son regard.

— Ce fut un plaisir bref et intense de te connaître, raillai-je. J’espère qu’on se croisera dans une prochaine vie.

L’expression de Jörmun passa aussitôt de la froideur à l’exaspération. Mission accomplie. Je souris, et le dragon me servit un nouveau regard sévère.

— Ta sécurité est ma principale préoccupation, mais je ne peux pas pour autant refuser la convocation du Roi-Mage.

Je serais comme un chien dans un jeu de quilles à la cour, mais si je voulais déchiffrer la roue de l’ouroboros du grimoire Dragons et animaux mythiques, il me fallait le décodeur qui se trouvait dans les archives de la cour. La série de chiffres et de glyphes autour du serpent qui se dévorait la queue devait servir à autre chose qu’à une simple décoration, et je soupçonnais l’image de dissimuler bien des informations. Jörmun dut interpréter mon silence comme un refus, car il mit une main sous mon menton pour m’obliger à le regarder dans les yeux.

— Le Castello di cenere a été bâti sur les ruines du précédent château.

— Je sais, et tu as aidé à la reconstruction, raison pour laquelle les habitants te sont éternellement reconnaissants.

Il secoua la tête.

— J’ai dû attendre quelques générations avant d’intervenir, le temps de laisser les mémoires s’effacer, sinon j’aurais dû faire face au ressentiment des villageois plutôt qu’à leur gratitude, car le premier castello a brûlé par ma faute. Peu de temps après mon entrée au service des mages, j’ai établi mon quartier général ici. Sous le règne du 5e Roi-Mage, j’ai eu l’ordre d’anéantir une cabale de mages émergente. Rien ne justifiait leurs morts; j’ai demandé qu’on s’en tienne à un avertissement, quelques mesures punitives et une surveillance accrue. Le Roi-Mage s’est rendu à mes arguments. À mon retour au Castello, il ne restait plus rien. Les fortifications, les maisons, les récoltes, tout avait brûlé. Les hommes avaient été passés au fil de l’épée, les femmes violées, les enfants abandonnés.

— C’est… ignoble.

— C’est l’héritage de la lignée des Roi-Mages. Et c’est la menace qui pèse sur moi si je désobéis.

Ma gorge se serra. Je serais dévastée si les gens du castello devaient souffrir pour un de mes caprices. Ginevra, Declan, Finn, Sorin, Kassim, les gardes et les domestiques, ils avaient tous été bons à mon égard (à l’exception de Greta, mais elle avait payé sa traîtrise de sa vie). Ce serait une terrible injustice de leur infliger du mal en retour.

— Je viendrai à la cour, concédai-je.

Jörmun pressa ses lèvres contre mes cheveux et je fermai les paupières. Peut-être que ce geste n’était qu’une simple marque de reconnaissance, mais je me laissai bercer par l’illusion que cela signifiait bien plus. Ses paroles suivantes coupèrent court à mes divagations :

— Pour quelqu’un dans ma position, il est dangereux de s’attacher aux gens ou aux possessions matérielles.

Je me redressai pour m’éloigner, soudain submergée par un malaise à l’idée qu’il faudrait maintenir une distance entre nous à la cour. Il me retint d’une main sur la hanche.

— Je ne peux cependant pas laisser planer de doute dans l’esprit des courtisans.

Il prit le mystérieux coffret en bois sur la table et me le présenta. J’hésitai une fraction de seconde avant de céder à son invitation silencieuse. Le boîtier était trop gros pour un simple collier. Je glissai un doigt le long du couvercle et le soulevai. Sur un écrin de satin rouge reposaient deux bracelets manchettes en argent. Le contour sinueux d’un dragon ornait chaque bracelet, et des insertions d’or créaient l’effet de flammes. Sa gueule mordait un anneau qui se raccrochait à sa queue. Jörmun passa une main au-dessus du coffret.

Dimittis.

Le mécanisme se relâcha en cliquetant, offrant une ouverture suffisamment large pour que j’y glisse mon poignet.

— Ces bracelets t’identifieront comme étant à la fois ma prisonnière et sous ma protection. J’ai ajouté un enchantement pour camoufler ta véritable nature. Puisque les bracelets sont déjà magiques, personne ne remarquera la différence.

Il déposa le coffret, en sortit le premier bracelet et tendit la main vers mon poignet. J’avalai péniblement ma salive, assaillie par les doutes.

— Et si je commets un faux pas, et que tu en paies le prix…

— Kate.

— Ou que je me fais tuer avant de trouver le décodeur?

— Kate!

Je pinçai les lèvres sous le regard austère du dragon.

— La vie à la cour suit son propre rythme, me rassura-t-il. Tu auras des semaines, voire des mois, pour éplucher la bibliothèque royale.

Je hochai la tête. Jörmun m’avait effectivement expliqué le protocole, les cérémonies et toutes les formalités. À partir du moment où le Roi-Mage convoquait la cour, il fallait compter au moins deux semaines avant la tenue de la première audience formelle. J’aurais le temps de m’acclimater. Je soufflai un bon coup. Et me concentrai sur l’idée excitante d’explorer à loisir la bibliothèque la plus renommée du monde surnaturel.

Je lui offris mes poignets. Un sourire effleura les lèvres de Jörmun et un ronronnement vibra dans sa poitrine. Il glissa délicatement les bracelets et les referma.

— Coerceo.

La magie fourmilla sur ma peau quelques secondes. J’agitai les bras, surprise par la légèreté des bracelets. Je m’étais attendue à un contact froid et à ce qu’ils pèsent une tonne – aussi lourd que l’oppression qu’ils représentaient –, mais la sensation me rappelait celle des bracelets d’amitié en fils de coton. Grâce à la touche d’or, les bracelets en argent ne détoneraient pas avec ma boucle d’oreille manchette enchantée, même si mes cheveux la cachaient la plupart du temps. Jörmun effleura mes avant-bras, ce qui ramena mon attention sur lui.

— Ils te vont bien.

Ma poitrine se réchauffa à son compliment, mais la nervosité eut raison de ma langue, et je cédai à l’envie de l’agacer.

— Attention, je vais croire qu’il s’agit d’un fétiche.

Une lueur affamée traversa le regard du dragon.

— Tu ne soupçonnes pas les possibilités, kjaere. Les bracelets remplissent plus d’une fonction.

Mes yeux s’arrondirent et Jörmun sourit l’espace d’une seconde. Avant que mon imagination galopante ait le temps de s’emballer, il se remit sur pieds. D’une main sous mon menton, il inclina ma tête vers l’arrière.

— La cour n’a pas idée de ce que tu lui réserves. Tous les regards seront braqués sur toi, et même si tu commets quelques faux pas, je suis convaincu que tu te rachèteras autrement. Tu n’as pas le choix : c’est ta vie, ta liberté, la mienne, celle de ta mère, de mon frère.

— Pas de pression, chuchotai-je.

La tristesse assombrit son regard.

— Je te l’épargnerais si je le pouvais, kjaere, mais ça ne te rendrait pas service. Les diamants sont formés sous la pression. Un jour, tu éclipseras l’éclat de tous ceux qui t’ont précédée.

Je m’imprégnai de ses certitudes en espérant les faire miennes.

— Nous partons ce soir, dit-il.

Je sursautai, mon cœur tambourina plus fort contre mes côtes et dans mes tempes. La gamine en moi aurait voulu supplier, marchander, faire n’importe quoi pour repousser l’inévitable. Mais comme Jörmun l’avait mentionné, nous avions déjà bénéficié de plusieurs mois de sursis. J’étais résolue à faire face aux courtisans, la tête haute. Après tout, qu’est-ce qui pouvait m’arriver de pire? Tout cramer? J’avalai ma salive en ignorant les scénarios à la Game of Thrones qui me traversaient l’esprit. Je n’étais pas un agneau envoyé à l’abattoir, j’étais un phœnix, la sorcière la plus puissante, celle qui délivrerait ses semblables. Il ne restait plus qu’à m’en convaincre.

Publié par Mélanie

Mélanie Dufresne est une auteur émergente de science-fiction et de fantastique. habite à Québec avec son conjoint et ses deux enfants. Entre la vie de famille et le travail, elle aime bien lire et faire de la randonnée.

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