Un extrait de La captive du dragon

Après la trilogie Windigo et la saga La Coureuse des grèves, la toute nouvelle série Phoenix vient étoffer mon univers de fantasy contemporaine. Le premier tome « La captive du dragon » fait ses débuts le 19 décembre 2024.

Ce premier tome reprend les événements du Solstice d’hiver de « La chasse du Windigo », car les événements de la Gare Viger se terminent sur l’exécution de la maîtresse des vampires et la capture d’une sorcière par le dragon Terreur.

Qu’est-il arrivé à cette sorcière? Que faisait-elle là ce soir-là? En fait, il y a tant de questions à se poser sur les sorcières, sur la cour du Roi-Mage, surtout vu le rôle du dragon et ses relations complexes avec les Clans indépendantistes.

J’espère que votre curiosité sera aussi brûlante que ma joie d’écrire cette histoire.

Je vous offre un extrait du 2e chapitre. Bonne lecture!


Ma carrière d’agent secret venait de partir en fumée avant même d’avoir commencé. J’étais la pire espionne de la Terre, un échec cuisant en matière de subtilité et d’efficacité. J’étouffai un grognement embarrassé en repensant à ma rencontre avec cet étranger au charisme bouleversant. Un regard, et mes neurones s’étaient liquéfiés. Il devait me croire complètement inepte. D’autant qu’il m’avait surprise à la sortie de ma cachette.

Mortifiée. Voilà le seul adjectif pour décrire mon état.

Je me dépêchai de traverser les corridors de la Gare Viger. La construction originale remontait à la fin du 19e siècle, moment auquel elle avait servi d’hôtel de luxe aussi bien que de terminus ferroviaire. L’architecte s’était visiblement inspiré des châteaux européens, avec la façade toute en tourelles et en pignons. Vingt ans plus tôt, l’ancien hôtel avait été racheté et converti en quartier général par le nid de vampires de Montréal. En ce 21 décembre, le gratin des créatures surnaturelles de la province de Québec s’était rassemblé. Faes, vampires, démons, métamorphes, mages, et même une humaine. Le mot courait qu’un des groupes présents avait convoqué tout le monde pour révéler… quelque chose. Je n’étais pas dans la confidence, et je n’avais écouté que d’une oreille lorsque la matriarche avait donné les détails de la soirée que nous devions infiltrer. Une preuve de plus que j’étais la pire candidate pour la mission de ce soir.

Une femme tourna le coin en même temps que moi et je freinai juste à temps pour éviter la collision. Mon pouls s’affola, et je m’apprêtai à inventer n’importe quel mensonge pour expliquer ma présence quand je reconnus Emma. Son expression offusquée m’arrêta.

— Kate, qu’est-ce que tu fais là? Je te cherche partout!

— Baisse d’un ton, soufflai-je avec un regard à la ronde.

Heureusement, le corridor était désert, car le service du dîner venait de se terminer et les convives n’avaient pas encore quitté la salle de réception. Emma mit les mains sur ses hanches et me lança un regard de reproche. Elle portait le même uniforme de serveuse que moi. Des frisottis blonds s’échappaient de sa coiffure malmenée par le défi de servir une centaine de repas, alors que nous n’avions jamais fait ça de notre vie. Malgré tout, Emma s’en sortait mieux que moi dans le département des espions en herbe.

— Nathan a tenu un caucus pour préparer le reste de la soirée, et tu n’y étais pas.

Elle plissa les yeux et me pointa du doigt.

— Pourquoi est-ce que tu es toute rouge? Qu’est-ce qui s’est passé? Qu’est-ce que tu as encore fait?

Mon visage s’enflamma de plus belle et je m’éclaircis la gorge.

— L’appel de la nature… J’ai croisé un invité sur le chemin du retour.

— Et?

— Et, rien du tout.

Son expression se métamorphosa en sourire coquin.

— Tu le trouves à ton goût. Allez, avoue. De qui s’agit-il?

Je haussai les épaules.

— Aucune idée. Grand, cheveux longs blancs, habillé pour aller à l’opéra – tu sais, un veston en queue de pie.

La mâchoire d’Emma tomba et elle agrippa mon bras assez fort pour me faire mal. Je sifflai tout bas et elle me relâcha, puis elle scruta les alentours, car l’épais tapis vermillon étouffant les bruits de pas, il ne serait que trop facile d’être surprises par un invité. Elle tira sur une épaisse tenture de velours et m’entraîna dans une alcôve occupée par un énorme vase à fleurs gothique.

— C’est Jörmun, le dragon Terreur.

Mes yeux s’arrondirent. Je pouvais oublier tous les scénarios romantiques qui avaient traversé mon esprit après avoir croisé son regard sulfureux. Mon attirance pour lui venait de s’éteindre sous une douche glacée. Car l’histoire de Roméo et Juliette aurait l’air d’une comédie en comparaison de la seule fin qui pouvait m’attendre avec le dragon : non seulement j’en mourrais, mais il planterait de ses propres mains la lame dans mon cœur – avec le sourire aux lèvres, à n’en pas douter. Ce n’était même pas envisageable d’être « des opposés qui s’attirent ». Son impact sur ma petite existence tranquille serait de dix sur l’échelle de Richter : il était le Bras armé de Sa Majesté le Roi-Mage, le Général des forces de frappe du tyran qui régnait sur la communauté surnaturelle, tandis que j’appartenais à la caste la plus détestée, bannie et chassée à vue, celle des sorcières.

Les surnaturels se divisaient officiellement en deux groupes : la Faction, fidèle au Roi-Mage, et les Clans, qui souhaitaient obtenir leur indépendance. Dans les coulisses, des cellules de renégats s’activaient à nuire à tout ce beau monde, une des raisons qui réunissaient les deux groupes ici ce soir. Et dans les ombres de ces coulisses, il y avait les sorcières, vouées à la clandestinité et à l’oppression. Contrairement à la croyance populaire, la chasse aux sorcières n’avait pas pris fin avec l’abolition de l’Inquisition. Nous étions les parias du monde surnaturel, sans possibilité d’offrir notre allégeance à un groupe ou à un autre. C’était précisément ce que notre matriarche voulait changer avec notre intervention de ce soir.

Emma secoua mon bras pour me sortir de mon silence.

— Qu’est-ce que tu lui as dit?

— Rien! Il ne sait même pas qui je suis.

La consternation me glaça le sang en repensant à sa question :«Quel est ton nom?»Avec cette voix grave et envoûtante. Tout mon être s’était emballé à l’idée de répondre à sa demande, pour obtenir son approbation. Le simple souvenir de cet échange suffit à ramener un peu de chaleur dans mes joues. Emma fronça les sourcils.

— Pourquoi tu rougis? Oh, mon dieu, tu n’étais pas aux toilettes : tu t’étais cachée pour lire!

Je grimaçai. Ce n’était pas la raison de mon trouble, mais c’était effectivement la raison pour laquelle le dragon m’avait surprise à la sortie d’un placard à balais.

— Kate, franchement, c’est ridicule. Sors la tête de tes livres et concentre-toi sur la mission.

Ma main se porta sur mon smartphone caché dans ma poche arrière (l’arme du délit), et mes épaules s’affaissèrent de culpabilité. Ces paroles, bien que prononcées par Emma, faisaient écho à ce que Simone, notre matriarche, m’avait dit avant de partir. Tout le coven connaissait ma passion pour les romans héroïques. Comment ne pas aimer ces jeunes hommes et ces jeunes femmes qui rencontrent un vieux sage barbu, alors que plus rien ne va dans leur banale existence, et qui se font expliquer qu’ils sont destinés à de grandes aventures, armés d’une épée magique? Aucune chance que ça m’arrive; j’avais une bonne dizaine d’années en trop pour être la candidate idéale à ce genre de scénario, mais ça ne m’empêchait pas de dévorer tous les livres avec un ou une élue. En fait, m’évader dans un monde fantaisiste me paraissait préférable à la folie de notre mission actuelle.

— Je ne sais même pas pourquoi Simone m’a incluse dans l’équipe, maugréai-je.

Emma me fusilla du regard.

— Tu sais pourquoi.

Ma gorge se serra et des picotements prirent d’assaut mes yeux. Je suspectais Simone de me donner une ultime chance de prouver mon utilité au coven. Ces derniers mois avaient été difficiles, et j’avais enchaîné les incidents. De manière isolée, ce n’était rien, mais quand on prenait la peine de tout compiler – ce que Simone avait fait – alors j’étais en fâcheuse posture. Emma soupira et passa un bras autour de ma taille.

— Kate, tu es ma meilleure amie, mais tu es une catastrophe ambulante.

Je reniflai et clignai des yeux pour empêcher les larmes de tomber.

— Je suis une sorcière manquée, tu veux dire.

— Je n’irais pas jusque-là, mais disons que ta magie est… discrète.

Elle pinça le pouce et l’index, petit doigt en l’air, comme une critique culinaire qui décrirait un plat de fine cuisine. Je haussai un sourcil à ses simagrées.

— Merci pour les encouragements.

Elle m’offrit un sourire éclatant, et je l’imitai.

— Si tu veux retourner à ton livre le plus vite possible, alors il faut terminer la mission. Après, tu pourras lire autant que tu le voudras.

Elle m’attrapa par le bras et me tira vers les escaliers de service. L’éclairage cru sur la peinture blanche me fit cligner des yeux après l’ambiance feutrée du reste de la Gare. Seul l’écho de nos pas nous accompagna jusqu’au niveau inférieur. Contrairement au reste du bâtiment, cette section sentait la poussière et les boules à mites. Le pied de l’escalier donnait sur une empilade de chaises de banquet et quelques boîtes vides de décorations de Noël. De part et d’autre, un corridor traversait le bâtiment, et tout près, une porte s’ornait d’une plaquette identifiant la réserve. Le linoléum au motif excentrique retint mon attention, et je me demandai de quand il datait. Avec cette teinte de vert maladif et de jaune fade, ça devait remonter aux années 50. Emma ouvrit la porte de la réserve et je me faufilai à sa suite. J’actionnai les néons et fronçai les sourcils en jaugeant leurs clignotements de mauvais augure. Emma répéta les consignes de Nathan au sujet du piège, puis elle me fourra une pochette d’ingrédients et une boîte de craie dans les mains. Je me frottai les tempes face à la complexité du plan.

— Occupe-toi des portes, je vais tracer le piège. On a un peu moins d’une heure pour tout préparer.

Le petit entrepôt comptait quatre portes, je devais tracer un sceau protecteur ET un autre offensif sur chacune d’elles. Je n’aurais jamais assez de temps. Je soupirai et m’attelai à la tâche.

— Je ne comprends toujours pas ce que Simone espère gagner en éliminant le Windigo, tempêtai-je tout bas.

Quelque chose heurta l’arrière de ma tête, et je me tournai pour voir un bout de craie tombé à mes pieds. Emma me tira la langue en sortant un nouveau bâton. D’une main agile, elle enchaîna plusieurs traits.

— Parce qu’il a refusé de s’allier aux renégats et qu’il fait copain-copain avec les Clans. Mais demain matin, il pourrait tout autant se réveiller et décider d’aider la Faction. Et alors on n’aurait plus aucune chance de gagner.

Gagner quoi? Je n’avais pas le courage de poser la question à voix haute.

— Sans parler du fait que le Windigo a tué des centaines de sorcières, dont la mère de Simone, ajouta Emma.

— Le défunt père du Windigo a tué des centaines de sorcières, rectifiai-je.

Celui qui remportait la palme du monstre le plus monstrueux de la communauté surnaturelle avait à peine vingt-et-un ans. Son jeune âge ne l’empêchait pas d’être une créature cannibale, alors il avait bien dû croquer une ou deux personnes depuis la maturation de ses pouvoirs – une malédiction, vraiment. En revanche, j’avais un énorme malaise à accuser les enfants des crimes des parents. Certains diraient que je faisais de la projection, car ma mère m’avait abandonnée très tôt et l’identité de mon père restait inconnue. Si je venais à apprendre que j’étais la progéniture d’un tueur en série, j’aimerais bien qu’on me donne le bénéfice du doute. Malheureusement, je semblais être la seule de cet avis au sein du coven. J’avais à peine effleuré le sujet qu’on m’avait rabrouée. Et obligée à participer à la mission.

Emma recula pour étudier son sceau au sol avant d’ajouter un enchaînement de runes en bordure du cercle. Je reportai mon attention sur celui que je traçais. Merde, mes lignes n’étaient pas assez droites. J’effaçai le dernier trait et le redessinai.

— C’est le discours officiel, repris-je. Mais de là à s’allier aux vampires? Ils ont tué le mari de Simone; ils ne sont pas mieux que le Windigo.

— Parce qu’il faut éliminer le Windigo avant de s’attaquer aux vampires. Kate, sérieusement? Ne me dis pas que tu remets en doute le plan de ce soir.

Je passai à la porte suivante sans lui répondre. Bien sûr que je le remettais en doute. S’il m’arrivait de me fâcher contre l’imprimante de bureau et d’écraser les araignées à vue, mon tempérament n’avait rien de violent. Piéger le Windigo et le tuer? Ce n’était pas ma définition d’un samedi soir agréable. Un soupir m’échappa. Si je sabotais la mission, j’aurais des comptes à rendre, et ce serait encore moins plaisant. Donc à choisir, j’allais compléter les sceaux et faire profil bas.

— Terminé! annonça Emma.

Elle lâcha une exclamation horrifiée alors que je finalisais le dernier sceau. Je me tournai vers elle pour la voir pointer la première porte.

— Tu te fous de ma gueule, Kate! Tu devais enchâsser les runes de confusion et de blocage. C’est du grand n’importe quoi.

Le sang quitta mon visage. On n’aurait jamais dû me confier cette tâche. J’étais la meilleure pour reproduire n’importe quelle image vue, même brièvement, mais dans le cas présent, pour éviter de laisser des traces, la matriarche nous avait interdit de noter quoi que ce soit. J’avais inversé confusion et diversion.

— Ça va fonctionner quand même, me défendis-je.

— Ça doit être parfait! Si Nathan se fait écorcher par le Windigo, vas-tu lui servir ça comme excuse? « Ça aurait dû fonctionner quand même », singea-t-elle. J’en ai marre! Je ne prendrai pas le blâme pour tes bêtises.

Elle donna un coup de pied dans sa boîte de craie, puis elle se rua vers la porte du fond. D’un geste, elle brisa mon sceau et traversa la porte. Une bouffée de chaleur me monta au visage. Je lançai ma craie contre le mur et étouffai un cri de colère. Non seulement j’étais une piètre sorcière, mais en plus j’étais un boulet. Je me pinçai le nez pour bloquer mes larmes de frustration, puis je courus à la suite d’Emma. Il devait y avoir une façon de rattraper le coup.

De l’autre côté de la porte, la pénombre régnait sur le corridor. Où était-elle partie? D’un côté, un espace grillagé abritait ce qui devait être un système de climatisation industrielle. L’endroit parfait pour torturer quelqu’un sans qu’on entende ses cris. Je me dirigeai à l’opposé, pour me river sur une porte protégée par une serrure numérique. Je fermai les yeux. Simone nous avait donné le code. Verbalement. J’avais pris la peine de trouver un truc mnémotechnique. C’était l’année de naissance de quelqu’un du coven… Je plissai le nez et fis une première tentative. La serrure vrombit et la lumière rouge clignota. Je testai une deuxième combinaison, avec le même résultat. J’enfouis mes mains dans mes cheveux et tirai sur les racines. Misère. J’aurais dû m’écouter et écrire les informations, peu importaient les consignes de Simone. Je composai une nouvelle série de chiffres, et cette fois tout le pavé numérique s’illumina de rouge. Il ne me manquait plus que ça. Avec ma poisse habituelle, cet engin de malheur était lié au système de sécurité et quelqu’un allait venir vérifier ce qui se passait ici.

Je repartis en sens inverse vers la pièce de stockage où nous avions tracé le piège. J’essuyai mes larmes avec ma manche et je m’attelai à la tâche : les sceaux devaient être parfaits à la seconde où Emma reviendrait, sûrement accompagnée d’un Nathan furieux – sans parler du reste de l’équipe. Nathan ne manquait jamais une occasion de me pourrir l’existence, et cette fois-ci ne ferait pas exception.

Mes mâchoires se crispèrent en repensant à la dernière fois où je lui avais fait confiance. Ça remontait à quoi, pff, dix ans? L’été de nos seize ans, il avait jeté son dévolu sur moi, et nous avions passé plusieurs soirées clandestines sous les étoiles. Jusqu’à ce que je lui fasse assez confiance pour lui offrir ma virginité. Le lendemain, je l’avais surpris avec Isabelle, la fille de Simone. Elle s’était moquée de moi avant de révéler que Nathan m’avait séduite à sa demande, qu’il lui avait prouvé sa loyauté et qu’elle le récompenserait pour son efficacité. Après cet incident, je n’avais plus jamais osé répondre aux avances d’un garçon, à l’école ou ailleurs, par crainte d’un autre plan machiavélique d’Isabelle. Depuis, j’avais aussi pris mes distances avec les autres membres du coven. Je n’osais jamais tout à fait baisser ma garde, même avec Emma, qui était ce que j’avais de plus près d’une meilleure amie.

J’essuyai la sueur sur mon front et m’attelai au dernier sceau à corriger. Ma main se figea lorsque je perçus des voix de l’autre côté de la porte. Un hoquet de stupeur m’échappa en reconnaissant celle du dragon Terreur. Je plaquai ma main sur ma bouche, car si je pouvais distinguer ses paroles, il y avait fort à parier qu’il m’entendrait : les sorcières possédaient la même acuité sensorielle que les humains normaux, tandis que les sens du dragon devaient rivaliser avec ceux beaucoup plus développés des métamorphes. Je collai mon oreille contre le battant. Une deuxième voix lui répondit :

— Selon mes sources, c’est un monstre lacustre qui l’a acheté lors d’une vente aux enchères. Il a ensuite été assassiné en 2015. Toutes ses possessions ont disparu par après. Je parierais sur un autre surnat’ de la région.

Le dragon émit un grognement frustré.

— As-tu une liste de suspects à interroger?

— C’est beaucoup d’efforts pour un simple bestiaire, remarqua son interlocuteur.

— Ce grimoire n’a rien de simple, contra le dragon.

— Quel est l’intérêt de trouver cet ouvrage? Je veux dire, « Dragons et animaux mythiques ». Vous êtes un dragon, vous n’avez pas besoin de…

Un bruit sourd l’interrompit, suivi d’un gargouillis. Si j’avais eu à parier, j’aurais dit un coup de poing au ventre.

— Je te paie pour poser des questions aux autres, pas pour m’interroger.

— Bien reçu, s’étrangla l’autre.

Les bruits de pas s’éloignèrent et les voix s’estompèrent. Je fermai les yeux et pressai mes doigts sur ma bouche pour m’obliger à respirer plus lentement. Mon cœur battait à toute vitesse, et mes mains tremblaient si fort que je ne risquais pas de terminer mon sceau. Je sortis mon smartphone de ma poche et vérifiai l’heure. La consternation me balaya. Le reste de l’équipe avait plus d’une demi-heure de retard. Emma aurait dû être de retour. Peut-être qu’ils avaient frappé un nœud. Ou bien l’un d’eux avait été démasqué et les autres se cachaient? Je devais les retrouver.

Je collai mon oreille sur la porte à nouveau, mais aucun bruit ne me parvint. Je tournai la poignée avec précaution et poussai le battant. Je lançai un coup d’œil avant de me glisser dans l’ouverture et… GAH!

Le dragon se tenait devant moi, les mains dans les poches. Un sourire narquois flottait sur ses lèvres tandis que son regard me parcourait de la tête aux pieds.

— Kate, me salua-t-il.

Je clignai des yeux bêtement. Comment devait-on s’adresser au Fléau du Tyran? Monsieur Terreur? Je n’osais même pas utiliser son véritable nom. Devant mon silence, il inclina la tête vers la pièce que je venais de quitter.

— Et si tu me montrais ce que tu faisais?

— Je range les… ustensiles qui n’ont pas servi pour le repas.

Il me retourna un haussement de sourcils moqueur.

— Mentir n’aidera pas ta cause.

Il étira le bras et tira sur la poignée. Son regard s’attarda sur le sceau tracé à la craie derrière la porte.

— Hum, voilà qui aurait pu être incommodant.

Il porta son attention vers le reste de la pièce, et le cercle dessiné au sol.

— Était-ce pour moi?

Je me passai la langue sur les lèvres pour soulager la soudaine sécheresse qui les affligeait. Le regard du dragon se fixa aussitôt sur ma bouche, et un frisson remonta le long de mon dos. Je contractai tous mes muscles, refusant de laisser une vague attirance physique me dérober mes facultés mentales.

— C’était comme ça quand je suis arrivée, mentis-je.

— Et la craie sur tes mains s’est retrouvée là… par hasard?

Je croisai les mains derrière moi, mais trop tard : une vague de chaleur me fouetta le visage. Le dragon avança vers moi et je reculai en hâte. Jusqu’à ce que mon dos heurte le mur. Encore.

— Je pourrais te tuer, ici et maintenant, sorcière. Qui aviez-vous prévu de capturer?

Mon cœur manqua un battement, pas vraiment de peur, à mon plus grand désarroi, mais parce qu’une part de moi voulait le rassurer sur le fait que je n’étais pas son ennemie et que je n’avais pas comploté contre lui. Ce qui était ridicule. Moi sorcière, lui dragon : nous étions nés ennemis.

— Le Windigo, chuchotai-je quand même.

Une expression incrédule traversa son visage, mêlée à quelque chose qui ressemblait à de l’inquiétude, avant que son masque de calme revienne.

— Ça n’aurait jamais suffi.

Son regard fouilla le mien.

— Qu’est-ce que vous espériez y gagner? Que vous aurait apporté la mort du Windigo?

Je pinçai les lèvres. Je n’allais pas non plus me transformer en mouchard pour ses beaux yeux. Un grondement frustré agita sa poitrine, accentuant la proximité entre nos corps. Je faillis m’étouffer avec ma salive, mais je gardai le silence.

— Tes complices sont morts, tous les trois, déclara-t-il.

Mon souffle se coupa, mais l’info me laissa perplexe. Trois? Nous étions venus à sept, un peu plus de la moitié du coven. Deux des nôtres n’avaient pas donné de nouvelles depuis le début de l’après-midi, et je soupçonnais Nathan de savoir qu’il leur était arrivé malheur, mais de nous le cacher pour éviter la panique. En dehors d’Emma et moi, ça laissait donc effectivement trois complices. Emma avait-elle réussi à se sauver? L’espoir libéra ma gorge et j’avalai l’air à grandes goulées. Mais si Emma avait survécu, ça signifiait que Nathan et Isabelle étaient morts. Cette idée me déroutait à un point tel que je n’arrivais pas à déchiffrer mes propres émotions : tristesse, colère, soulagement, culpabilité. Le dragon inclina la tête en observant ma réaction. J’étouffai mon tumulte intérieur pour me concentrer sur la menace immédiate. Une menace aussi séduisante que mortelle.

— Les avez-vous tués? demandai-je.

— Non, je n’ai pas eu besoin d’intervenir. Le Windigo n’est pas une proie facile. En fait, ce n’est pas une proie, point. Ton coven l’a appris à ses dépens.

— Allez-vous me livrer à lui?

— Le Windigo a d’autres préoccupations en ce moment.

Je relâchai mon souffle avec discrétion. Le dragon inclina la tête.

— Nous sommes sur le territoire des vampires, remarqua-t-il. Si je leur apporte ta dépouille, ils m’en seront reconnaissants. Je m’abaisse rarement à faire le ménage, mais je veux bien faire une exception pour t’offrir une mort rapide.

— Ce sont les vampires qui nous ont invités ici ce soir, contrai-je avant de me raviser.

Il haussa les sourcils à ma déclaration.

— Et pourquoi devrais-je te croire?

— Félicitée a recruté l’aide de mon coven pour éliminer le Windigo, et récupérer… un artéfact.  Sauf que notre matriarche comptait la trahir et se débarrasser d’elle aussi.

— Bien, alors je te laisserai peut-être témoigner contre les vampires avant de t’exécuter.

L’instinct de survie me fit parler avant que je puisse juger de la sagesse de mes paroles :

— Je sais où est le grimoire « Dragons et animaux mythiques ».

Il se figea, et j’eus une bouffée d’euphorie à l’idée d’obtenir un sursis.

— Où?

Le regard de braise du dragon me cloua au mur. Je fermai les yeux à ma propre stupidité.

— Il a brûlé, avec le reste de la maison où il se trouvait, chuchotai-je.

Un grondement furieux lui échappa.

— Mais je l’ai lu!

Le dragon souffla d’exaspération et je m’empressai de lui expliquer :

— J’ai une mémoire photographique. Je peux le retranscrire, avec les dessins. Ça risque juste d’être… long.

— Si tu mens, je m’assurerai de faire de ta vie un enfer, et tu maudiras ce jour.

Je déglutis, bien consciente d’être en train de passer un pacte avec le diable en personne.

— Je dis la vérité. Si vous me laissez sortir d’ici vivante, je promets de recopier le grimoire aussi fidèlement que possible.

Le bouquin comptait quand même plus de deux cents pages. J’avais passé des heures à le regarder, et je ne doutais pas de ma capacité à le reproduire, mais ce serait un travail de moine, surtout s’il insistait pour que les dessins soient de qualité. Le dragon me jaugea en silence. D’un geste habile, il sortit une lame de son veston. Je me plaquai au mur avec un couinement de terreur et il eut le culot de sourire. Il entailla sa paume opposée, à l’endroit le plus charnu, près du poignet (personne ne veut se couper le creux de la paume, sauf dans les films). Il désigna ma main du menton, et je la levai avec lenteur. Il agrippa mon poignet pour contrer mes tremblements; à ce contact, une bouffée de chaleur me traversa. J’inspirai un coup sec, son regard croisa le mien. Une lueur dorée embrasa ses iris. J’étais tant et si bien hypnotisée par cette étrange couleur, que je ne remarquai pas la lame sur ma paume. Je sifflai de douleur lorsqu’il perça la peau. Il plaqua son entaille sur la mienne et prononça une incantation. Ça aurait pu être du latin, mais les mots utilisés ne faisaient pas partie de mon maigre vocabulaire. Une langue germanique ou slave, peut-être?

— Je t’offre ma protection, et en échange, tu m’offres le savoir.

Pour sceller un pacte, à ma connaissance, il fallait l’accord des deux parties. Mais la magie picota le long de mon bras, et je lâchai un hoquet de stupeur en la sentant s’ancrer dans ma poitrine. Je blêmis devant le manque de précision des clauses du pacte. Même si je pouvais jouer sur la définition de « protection », il pouvait aussi bien le faire en sens inverse. Le dragon recula avec un sourire satisfait.

— Maintenant, il est l’heure de confronter les vampires. Et de te ligoter.


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Publié par Mélanie

Mélanie Dufresne est une auteur émergente de science-fiction et de fantastique. habite à Québec avec son conjoint et ses deux enfants. Entre la vie de famille et le travail, elle aime bien lire et faire de la randonnée.

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